11.
« Illustrissimes Seigneuries,
J’écris ce rapport le jeudi 21 août 1572.
Le courrier partira pour Venise avant la tombée de la nuit.
J’escompte qu’il remettra ce pli à Vos Hautes Seigneuries dans la journée du samedi 23 août.
Mais j’ose suggérer aux Illustres Sages du Conseil des dix et au Vénérable Doge de la Sérénissime République d’attendre encore avant d’arrêter des décisions.
Tout ce que j’ai vu et entendu depuis mon arrivée à Paris, le samedi 16 août, me conduit à penser que le nœud de calculs et de prudences, qui a retenu jusqu’à aujourd’hui les huguenots de Coligny et de Guillaume de Thorenc, et les catholiques de Catherine de Médicis et de Diego de Sarmiento, va être tranché dans les jours et peut-être les heures qui viennent.
C’est l’avis que m’a donné le comte Enguerrand de Mons, l’un des hommes les plus avertis de Paris.
Enguerrand de Mons représente l’ordre de Malte auprès de la cour de France.
J’ai combattu à ses côtés à Lépante, sur la galère la Marchesa que commandait le valeureux capitaine de la république, Ruggero Veniero. Le comte de Mons est devenu l’un des plus proches compagnons de Henri d’Anjou, frère du roi Charles IX.
Enguerrand de Mons fait donc partie de ces jeunes hommes élégants et courageux dont Henri aime à s’entourer. Le frère du roi, présent à tous les Conseils, fils préféré de Catherine de Médicis, ne cache rien de ses intentions ni de ce qu’il sait à ses favoris, surnommés ici ses mignons.
Enguerrand de Mons m’a laissé entendre que, les fêtes étant finies – la dernière s’est déroulée aujourd’hui dans la cour du Louvre, elle opposait en tournoi le roi, ses frères et François de Guise, travestis en Amazones, à Henri de Navarre et aux gentilshommes huguenots déguisés en Turcs ! –, Henri d’Anjou et la reine mère allaient enfin mettre en œuvre ce qui était depuis longtemps décidé.
Mon interlocuteur n’a pas voulu m’en dire davantage. Mais il ne fait aucun mystère qu’il s’agit d’en finir avec l’influence huguenote sur le roi de France et les affaires du royaume.
D’après Enguerrand de Mons, l’amiral de Coligny et Guillaume de Thorenc n’ont pas cessé de tenter d’arracher au souverain la promesse d’une guerre contre l’Espagne. Diego de Sarmiento m’a confirmé l’obstination avec laquelle Coligny, chaque jour, admoneste le roi, lui faisant ressortir combien une intervention aux Pays-Bas, contre les troupes espagnoles du duc d’Albe, serait bénéfique pour le royaume et permettrait de réconcilier huguenots et catholiques français unis contre l’Espagne.
Charles IX, m’ont assuré conjointement Sarmiento et Enguerrand de Mons, a refusé de s’engager, mais a laissé espérer à Coligny une décision favorable.
Le roi aurait même dit à Coligny : “Je vous prie de me donner encore quatre ou cinq jours seulement pour m’ébattre ; cela fait, je vous promets, foi de roi, que je vous rendrai content, vous et tous ceux de votre religion…”
Ces propos ont plongé dans l’effroi et la colère tous les catholiques qui les ont connus.
“Mon frère, aurait confié Henri d’Anjou, n’est plus maître de lui-même. Ce sorcier de Coligny et ce démon de Guillaume de Thorenc lui ont crevé les yeux. Ils le conduisent maintenant là où ils veulent. C’est mon devoir de prince du sang, héritier de la couronne, fidèle à la sainte Église, de libérer mon frère de cette emprise maléfique !”
Catherine de Médicis aurait joint sa voix à celle de son fils. Elle ne veut pas d’une guerre contre l’Espagne. Elle désirerait se venger de l’amiral de Coligny, qui a fait tuer l’un de ses proches. On dit qu’elle a rencontré à plusieurs reprises Henri de Guise, le Balafré, pour lui rappeler que Coligny est aussi coupable de la mort et de l’assassinat de François de Guise, le propre père de Henri. Elle l’a incité à mettre à mort l’amiral.
Ainsi se trame une conspiration dont les auteurs se sentent si forts, si bien soutenus par le peuple parisien qu’ils ont du mal à cacher leurs intentions.
Lors des fêtes qui viennent de s’achever, les huguenots étaient représentés dans les spectacles comme voués à l’enfer, ou bien traités en infidèles.
Mais ces huguenots sont si fats, si sûrs d’eux-mêmes qu’ils ne semblent même pas avoir remarqué le sort auquel on les destinait, non plus sur la scène d’un théâtre, mais dans la vie.
Ainsi, après avoir écouté Enguerrand de Mons, Diego de Sarmiento, les gentilshommes qui les entourent, les pères Veron et Verdini qui les reçoivent en confession, les conseillent et haranguent le menu peuple, j’ai l’audace de conclure, Illustres Seigneuries, que ce qui se prépare sera aussi sanglant et impitoyable que la plus cruelle des guerres.
Enguerrand de Mons a d’ailleurs souvent évoqué devant moi la victoire de Lépante contre les Turcs, ajoutant qu’il fallait poursuivre notre croisade ici même, contre les huguenots, châtier la rage et la méchanceté de ces chiens barbares, plus coupables que les infidèles, parce que élevés dans la foi du Christ.
Diego de Sarmiento a lui aussi affirmé qu’il faudrait, dans le royaume de France, livrer une seconde bataille de Lépante, les combattants de la Croix venant se rassembler pour la gagner.
Au Conseil privé du roi, ce jour, jeudi 21 août – c’est Henri d’Anjou qui l’a rapporté à Enguerrand de Mons –, il s’est dit que l’on avait vu force gens à cheval entrer dans Paris, avec des pistolets et des arquebuses à l’arçon de la selle pour tourner la défense de port d’armes.
S’agissait-il de gentilshommes huguenots ou de spadassins des Guises ? peut-être même d’Espagnols ?
J’opine pour une troupe ennemie des huguenots, car elle a afflué vers Paris en même temps qu’y arrivait Henri de Navarre. D’ailleurs, certains d’entre eux, sans doute avertis du danger qui les menace, ou le pressentant, ont commencé de quitter la ville.
Sarmiento m’a dit : “Les plus malins de la secte sortent du sac avant qu’on ait tiré sur la cordelette qui le ferme.”
J’ai rencontré Bernard de Thorenc ce même jeudi 21 août. Il quittait comme moi le Louvre à l’issue du tournoi.
J’ai aperçu près de lui une jeune femme dont j’avais remarqué qu’elle faisait partie des suivantes de Catherine de Médicis.
Bernard m’a longuement parlé d’elle. Il s’agit d’Anne de Buisson dont le frère, proche de l’amiral de Coligny, a été tué par les Espagnols à Mons, alors qu’à la tête d’une petite armée de gentilshommes et de lansquenets allemands il se portait au secours de protestants des Pays-Bas.
Robert de Buisson aurait été torturé, puis pendu. On aurait saisi sur lui une lettre du roi Charles IX l’incitant à combattre l’Espagne dans l’intérêt du royaume de France. À l’époque, l’affaire fit grand bruit.
Anne de Buisson est ainsi devenue l’une des figures du parti huguenot et qu’elle soit toujours au service de Catherine n’étonne que ceux qui ignorent l’habileté et la perversité florentines de la reine mère.
Celle-ci entend garder des liens avec tous les camps, se donner l’apparence d’une reine de paix, alors même qu’elle conspire à la perte des huguenots et incite le duc de Guise à faire assassiner l’amiral de Coligny.
J’ai longuement interrogé Bernard de Thorenc afin de découvrir ce qu’il savait. Il est au centre du labyrinthe. Sarmiento l’estime et le protège. Son frère Guillaume est l’un des chefs du parti huguenot et le conseiller de Coligny. De surcroît, lui-même est épris d’Anne de Buisson, qui m’a paru partager sa flamme.
Bernard de Thorenc m’a étonné. Il parle d’un prochain “égorgement général” des huguenots comme s’il le considérait inéluctable. Mais, dans le même temps, je l’ai trouvé étrangement joyeux pour un homme qui annonce un massacre risquant d’emporter et son frère et sa bien-aimée.
Peut-être l’ai-je rencontré à un moment où il était en proie à l’ivresse des sentiments ?
Il a prôné avec fougue la réunion de tous les sujets du roi de France, quelle que soit leur religion. Le mariage entre Marguerite de Valois et Henri de Navarre pouvait être, à son avis, le premier acte de cette réunification. Une catholique épousant un protestant : n’était-ce pas la voie de la sagesse, de la concorde et de la paix ?
Sans doute prêchait-il à l’évidence pour lui puisqu’il a ajouté qu’il pouvait bien, lui, le catholique, épouser une huguenote, Anne de Buisson.
Des propos semblables m’ont été tenus au Louvre par un membre du parlement de Paris, Michel de Polin, dont le père, Philippe de Polin, fut capitaine général de l’armée du Levant sous le règne de François Ier, et, à ce titre, l’allié des infidèles, sa flotte combattant aux côtés de celle de Dragut-le-Brûlé.
Selon Michel de Polin, il faut que la sagesse de ceux qu’il appelle les “politiques” l’emporte sur la passion des “religieux”. Les intérêts du royaume de France doivent passer avant ceux des sectes qui se combattent, dit-il. Le Christ est figure de paix, non de guerre. Et huguenots et catholiques sont chrétiens !
Polin a ajouté que Henri de Navarre, un Bourbon, prince du sang, pouvait être un jour roi de France si les fils de Catherine mouraient sans descendance mâle.
Certes, Charles IX, Henri d’Anjou et François d’Alençon sont bien vivants et encore jeunes.
Mais qui peut disposer de l’avenir ?
Tout ici est double discours, chausse-trape, coupe-gorge !
Chacun se tient en embuscade. »