8.

J’ai su d’emblée que les propos de Diego de Sarmiento n’étaient pas qu’une prophétie sanglante, un vœu funeste. Je l’ai entendu haranguer ses spadassins dans la cour de l’hôtel d’Espagne. Il leur parlait d’une voix hargneuse, éraillée lorsqu’il prononçait le nom de Margot.

— Cette Margot, cette Marguerite de Valois, c’est l’appât ! Et ils sont tous venus, Henri de Navarre à leur tête, pour y mordre. Nous allons leur trancher la gorge. Vider le royaume de France de ce sang qui l’empoisonne !

Il faisait quelques pas et Maurevert, Demouchy, Maraval, Ruquier, Lachenières le suivaient.

Sarmiento ignorait, expliquait-il, les véritables intentions de Catherine de Médicis. Voulait-elle seulement arrondir l’héritage de la famille en poussant sa fille, Margot la coquette, dans les bras d’un roi huguenot ? Ou bien espérait-elle ainsi obtenir la paix ? Cédait-elle par là aux pressions de Coligny, à son chantage ?

Sarmiento s’arrêtait. Autour de lui, ses tueurs à gages et ceux des Guises se penchaient pour mieux l’écouter.

— Qui sait, reprenait-il, peut-être elle aussi veut-elle les tuer à l’occasion de ce mariage ? C’est une rouée, une Médicis. Peut-être l’Italienne sera-t-elle notre alliée, et, si elle le devient, Charles IX suivra-t-il sa mère ?


Sarmiento quittait la cour et pénétrait dans la grand-salle où l’attendaient Keller, Bianchi, Enguerrand de Mons, le père Verdini et le père Veron.

Celui-ci s’avançait. Les signes de la volonté divine se multipliaient, disait-il. Deux enfants mâles étaient nés la nuit dernière, deux jumeaux, mais liés l’un à l’autre par les parties honteuses. Ce monstre à double tête était l’incarnation de ce mariage impie que l’on préparait, de cette paix sacrilège que d’aucuns espéraient.

Le père allait de l’un à l’autre, s’arrêtant devant chacun de nous.

Savait-on que des maisons tombaient en poussière dans plusieurs rues de Paris ? continuait-il. Dieu voulait nous avertir. Mais ce n’était rien encore. On avait repêché dans la Seine des corps d’enfants fendus par le milieu, d’autres avaient les membres mutilés comme si une bête inconnue s’était précipitée sur eux pour les dévorer, se repaître de leur chair. Et il y avait eu dans le ciel des lueurs insolites, des orages inattendus, suivis de pluies d’insectes.

— Dieu nous montre Sa puissance. Il nous punira si nous ne Lui obéissons pas. Il faut que nous exercions Sa justice, que nous nettoyions Paris de cette secte huguenote.


En les écoutant préparer et annoncer le massacre, dresser la liste de leurs futures victimes, je pensais sans cesse à Anne de Buisson.

Un jour, Sarmiento nous apprit qu’une armée de huguenots composée de fantassins allemands et de gentilshommes français avait été défaite par les troupes du duc d’Albe à Mons. Les Espagnols avaient fait prisonniers plusieurs huguenots et, parmi eux, Robert de Buisson, qui avait avoué avoir reçu du roi Charles IX une lettre lui souhaitant « bonne chasse » à l’Espagnol !

— Charles doit savoir que ce Robert de Buisson n’est plus qu’un corps nu que se disputent les chiens errants.

J’ai frémi de désespoir. Je me suis souvenu de Robert de Buisson nous accueillant, Michele Spriano et moi, sur son navire, à Alger, puis nous déposant sur les côtes d’Espagne. Je l’ai revu combattant à mes côtés à Malte. Chrétien parmi les chrétiens. Les bourreaux espagnols du duc d’Albe avaient dû le soumettre à la torture, le faire souffrir plus qu’aucun infidèle ne l’avait fait.


Seigneur, Seigneur, j’ai eu l’impression de vivre un temps de folie !


J’ai quitté l’hôtel d’Espagne. Je devais avertir Anne de Buisson, la convaincre de quitter cette ville où le sang allait couler et où personne ne serait épargné.

Me dirigeant vers la rue de l’Arbre-Sec, longeant les murs du palais du Louvre, puis empruntant la rue des Poulies, la rue des Fossés-Saint-Germain, la rue de Béthisy, j’avais l’impression que chaque homme que je rencontrais était un tueur à gages, tant son regard exprimait la haine.

Devant l’hôtel de Ponthieu, un groupe de gentilshommes huguenots m’interpellèrent alors que je passais près d’eux. Je n’étais qu’un papiste, un suppôt de l’Espagne, un corrompu, un vendeur d’indulgences, un traître au royaume de France.

J’accélérai le pas.

Sur les bords de la Seine, je vis s’avancer une procession conduite par une nonne. Elle psalmodiait, disant qu’elle parlait au nom de Dieu, qu’elle était Son envoyée : « Tue les huguenots, criait-elle, si tu ne veux pas que ta ville soit détruite par la colère divine ! »

La foule la suivait. Des hommes portant des oriflammes et venus de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois allaient à sa rencontre.

J’étais dans la foule. Je me signai comme elle. Je l’écoutai dire que le blé pourrissait sur pied parce que Dieu voulait qu’on empêchât ce mariage maléfique entre Marguerite la catholique et Henri le huguenot.

Sur ordre du roi on avait brûlé un sorcier et une sorcière en place de Grève. On les avait surpris à souiller l’eau des fontaines, sans doute pour le compte des huguenots. Ceux-ci voulaient empoisonner Paris parce que le menu peuple, les gens de rien, étaient restés fidèles à la vraie religion.

Et quelqu’un près de moi récitait :


Dieu fera vengeance mortelle

De la perverse nation

Et de la gent fausse et rebelle

Qui ne tend qu’à sédition

Tâchant que l’Église

Soit à terre mise…


« Cela ne se peut pas ! » criait la foule. Et elle suivait la nonne, qui répétait de sa voix aiguë : « Tue le huguenot si tu ne veux pas que Dieu tue la ville ! »


Seigneur, Vous ne désiriez pas cela, mais tous, huguenots et catholiques, volaient Votre parole et parlaient en Votre nom.

Et moi, je priais pour que Vous protégiez Anne de Buisson, que Vous me donniez les mots qui la décideraient à quitter cette ville qui n’était plus qu’une nasse, un guet-apens.


Je me suis arrêté devant le n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec. J’ai eu la sensation que mon corps se couvrait de sueur.

Depuis quelques jours, la chaleur était si forte et si moite que la ville déjà semblait pourrir, les murs suinter. Une vapeur malodorante montait de la Seine, empuantissait les rues, collait à la peau. Je me sentais sale. À ces odeurs putrides se mêlaient parfois les parfums entêtants des femmes et des gentilshommes. C’était à vomir.

Dans cette touffeur, on dressait des échafaudages, on montait les estrades où devaient se dérouler les fêtes prévues pour le mariage de Marguerite et de Henri de Navarre.

Anne de Buisson avait dit : « Après. »

Ç’avait été pour moi un mot d’espérance qui se convertissait maintenant en prophétie de malheur.

Enguerrand de Mons m’avait assuré que le grand Nostradamus, consulté par Catherine de Médicis, avait confié qu’il voyait dans les jours à venir des fleuves de sang inonder le royaume de France.

On massacrerait, et chacun l’espérait, puisque nul n’avait renoncé à ses projets.

L’amiral de Coligny recrutait à nouveau des gentilshommes et des reîtres pour partir aux Pays-Bas venger Robert de Buisson. Mais, selon Sarmiento, Charles IX n’osait plus le soutenir depuis que le duc d’Albe avait saisi cette lettre compromettante adressée à l’infortuné Robert.

Anne savait-elle que son frère était mort de la main des bourreaux espagnols et catholiques ?

J’étais pour elle de ce camp-là.


J’ai frappé à la porte du n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec. On a ouvert. J’ai reconnu Jean-Baptiste Colliard. Il pointait un pistolet sur ma poitrine.

Derrière Colliard, j’ai deviné dans la pénombre Séguret, Blanzac, Tomanges et Pardaillan.

— Tu veux mourir ? a dit Colliard.

Il a ri, Séguret a bondi et m’a ceinturé.

J’ai senti sur ma gorge la lame de sa dague.

J’ai fermé les yeux.

J’étais entre Vos mains, Seigneur.

Il y a eu des murmures et j’ai rouvert les yeux.

Anne de Buisson se tenait devant moi. Elle portait une robe ample et noire, et ses cheveux étaient dissimulés sous une coiffe blanche.

Son visage amaigri et sa peau pâle m’ont ému.

J’ai vu sa main se lever, saisir le poignet de Séguret, le forcer à écarter sa lame de mon cou.

— Robert vous avait donné la liberté, a-t-elle murmuré. Il croyait au Christ. Ils l’ont torturé. Ils lui ont brisé les genoux et les bras, puis l’ont étranglé.

Elle s’est tournée vers Jean-Baptiste Colliard.

— Qu’on le laisse partir, a-t-elle ordonné.

On m’a poussé vers la porte que Séguret a ouverte.

— Vous devez quitter la ville ! ai-je crié. Avant, avant le mariage…

On m’a jeté dans la rue de l’Arbre-Sec.

Je suis resté longtemps couché comme un mort sur le pavé, là où j’étais tombé, parmi les détritus, dans l’accablante chaleur.

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