27.

Dans la grand-salle du Castellaras de la Tour, Michel de Polin ne vit d’abord que le berceau.

On eût dit une petite nef à la carène faite de nervures de bois poli, surmontée de rideaux de dentelle qui ressemblaient à des voiles.

Michel de Polin fit encore quelques pas, puis s’arrêta.

La pièce était plongée dans la pénombre.

Il entendit des chuchotements, chercha en vain à distinguer ceux qui parlaient. Puis, tout à coup, une lueur éclaira la salle. Les troncs posés l’un sur l’autre dans l’ample cheminée où plusieurs hommes eussent pu tenir debout venaient de se briser et des braises rouges avaient jailli des flammes bleutées.

Michel de Polin distingua alors une femme agenouillée derrière le berceau qui, jusqu’à cet instant, l’avait dissimulée. Deux servantes se tenaient auprès d’elle.

Il s’avança.

— Je suis Michel de Polin, dit-il à mi-voix, craignant de réveiller l’enfant.

Il expliqua qu’il était du parlement de Paris. Il avait connu le comte Bernard de Thorenc à l’hôtel de Venise, chez l’ambassadeur de la Sérénissime République, Vico Montanari…

Il s’interrompit.

La femme s’était redressée et avait fait un signe aux servantes. Elles soulevèrent le berceau et à petits pas l’emportèrent en le tenant comme un brancard.

Elles disparurent dans l’obscurité où demeurait plongée une partie de la pièce.


Polin se remit à parler d’une voix plus forte.

Il rentrait de Rome, dit-il. Il avait été reçu par le souverain pontife. Et Vico Montanari lui avait conseillé de s’arrêter, à l’aller ou au retour, chez Bernard de Thorenc. Montanari et beaucoup d’autres, dans l’entourage du roi, s’étonnaient, par ces temps troublés, de son absence. On savait qu’il avait été blessé à Coutras où tant de gentilshommes – près de quatre cents – avaient été tués aux côtés du duc de Joyeuse et de Claude de Saint-Sauveur. On s’inquiétait à la cour.

— Que voulez-vous ? fit la jeune femme en s’approchant.

Elle était entrée dans la lumière des flammes. Ses cheveux dénoués tombaient sur ses épaules et semblaient des fils d’or rehaussant le bleu de sa robe. Elle avait croisé les bras.

Polin s’était tu. Cette femme campée, le menton levé, les yeux immobiles, était comme une statue menaçante, la gardienne des lieux.

— Mon époux chasse le sanglier, a-t-elle ajouté.

Puis, son regard cherchant les yeux de Polin, elle a répété :

— Que voulez-vous ?

Michel de Polin a eu un geste vague de la main, et, comme pour échapper à ce regard, il s’est mis à marcher de long en large, s’arrêtant devant la cheminée, fixant les flammes. Puis il s’est retourné et a dévisagé la jeune femme.

C’était donc elle, cette Anne de Buisson dont Vico Montanari lui avait naguère dit qu’elle était l’une de ces huguenotes aux mœurs plus débauchées que la plus dévergondée des catholiques. Elle avait été l’amie de la reine Margot, partageant avec elle la couche de Henri de Navarre. « Huguenots ou catholiques, ces femmes-là préfèrent ouvrir les jambes plutôt qu’un missel ou une bible ! Toutes des ribaudes ! » avait alors conclu Montanari.

Et pourtant, cette femme immobile à quelques pas de Polin ne ressemblait en rien à ce portrait.

Fière et austère, on la devinait résolue et intransigeante.

Michel de Polin s’est approché.

— Bernard de Thorenc…

— Mon époux, l’a-t-elle interrompu. Notre fils Jean est né il y a onze jours. Nous l’avons baptisé dans la chapelle du Castellaras. Dans la religion catholique. Dites-le à ces messieurs de la cour qui s’inquiètent. Mais un ministre de la cause a assisté le prêtre. Je l’ai voulu ainsi. Je suis huguenote et convertie de force pour sauver ma vie et quelques autres, mais convertie. Ici nous ne fermons la porte à aucun de ceux qui croient au Christ et qui sont du royaume de France.

Elle est allée jusqu’à la cheminée, a empoigné le tisonnier, remué les braises, puis est revenue vers Michel de Polin, tenant la tige de fer recourbée et rougie comme une arme.

— Que voulez-vous ? a-t-elle répété d’une voix plus forte.

Michel de Polin a reculé d’un pas.

— La réunion des croyants dans la paix, a-t-il murmuré. Il y a de cela près de trente ans déjà.

Il a rappelé en haussant le ton la phrase de ce chancelier du roi, Michel de L’Hospital, qui avait eu le courage et l’audace de dire qu’il fallait ôter « ces mots diaboliques, ces noms de partis, factions et séditions, luthériens, huguenots, papistes : ne changeons plus le nom de chrétiens ».

— Nous sommes tous sujets du roi de France, a-t-il ajouté.

Anne de Buisson s’est à nouveau dirigée vers la cheminée et, accroupie, de la pointe du tisonnier elle a brisé les morceaux d’un tronc d’arbre, faisant s’envoler des nuées d’étincelles.

— Vous voulez cela vraiment ? a-t-elle demandé.

Puis elle s’est dressée, croisant les bras d’un geste rapide, baissant la tête et parlant d’une voix sourde, sans regarder Michel de Polin.

Les Espagnols avaient tué son frère, Robert de Buisson. Elle avait vu les Suisses de Henri de Guise, ces massacreurs, égorger hommes, femmes et enfants au n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec, en ce jour de la Saint-Barthélemy, un dimanche. Elle ne devait la vie qu’à Bernard de Thorenc. C’est pour cette raison qu’elle l’avait épousé, puisqu’il le voulait et qu’elle lui devait bien ça, non ? Et pourtant il avait été l’un de ces bons gentilshommes catholiques, au service de Henri de Guise et du roi, qui avaient tué à Coutras Guillaume de Thorenc, son propre frère, et l’avaient laissée veuve.

Elle a serré les poings devant son visage.

— Mon fils, je ne veux pas qu’on me le prenne. Et je ne veux pas non plus qu’il tue.

— Si nous réussissons…, a commencé Michel de Polin.

Mais il a soupiré comme si la fatigue l’avait tout à coup gagné.

— Mais il faut que Bernard de Thorenc nous aide, a-t-il repris.

Elle a secoué la tête et s’est bornée à répondre :

— La paix, c’est ici.

À cet instant, on a entendu les aboiements des chiens.

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