35.

Seigneur, lorsque j’ai vu ces longues traînées noires qui maculaient les murs du Castellaras de la Tour, j’ai cru que Vous ne m’aviez pas épargné.

J’ai sauté à terre, j’ai pris mon cheval par la bride et ai marché lentement.

J’avais éperonné mes montures tout au long de la chevauchée depuis mon départ de Saint-Cloud. Mais, à présent, je n’avais plus aucune hâte.

J’ai pensé : « Les choses sont faites. Tu n’y peux plus rien. »

Je me suis arrêté sous la poterne. La cour était devant moi. Et un instant j’ai craint, en levant les yeux, de voir, couchés sur les pavés, les corps de mon fils Jean et d’Anne de Buisson, mon épouse, comme deux sangliers tués après la battue.

Mais il n’y avait aucun cadavre devant la porte du Castellaras de la Tour.

Je me suis avancé.

Jamais quelqu’un n’avait pu traverser cette cour sans que la meute entière hurle, se ruant contre les portes du chenil, les faisant trembler, et nos visiteurs se hâtaient comme s’ils avaient eu tous ces chiens à leurs trousses.

Mais plus un aboiement pour couvrir mes pas qui résonnaient dans la cour vide.

J’ai eu la tentation de m’agenouiller, de Vous prier, Seigneur, de me faire mourir là, d’un coup de lame ou d’une décharge d’arquebuse, voire tout simplement de désespoir.

Mais je suis resté debout, lâchant la bride de mon cheval qui demeurait immobile près de moi, tête baissée.

J’ai caressé son encolure et répété : « Les choses sont faites. »


Je suis entré dans la grand-salle, puis je me suis dirigé vers notre chapelle avec, dans la gorge, ces cris et ces appels que j’aurais voulu lancer, tant ce vide et ce silence autour de moi étaient comme une mer nue pour un galérien jeté par-dessus bord, abandonné sans un bout de bois pour le soutenir.

Rien pourtant n’avait été saccagé.

Les statues étaient en place dans leurs niches. Le tombeau de Michele Spriano n’avait pas été profané. Sur l’autel, la tête du christ aux yeux clos reposait sur la bannière de damas rouge.

J’ai eu un mouvement d’espoir. Je suis tombé à genoux devant Votre visage. Je Vous ai imploré. Mais Vos yeux sont restés clos et Vos traits exprimaient l’accablement et la tristesse.

Les choses étaient faites.

Je ne me suis pas révolté contre Vous, Seigneur. Je n’ai pas blasphémé. J’ai commencé à prier.

Peu après, Denis, que les années avaient comme écrasé, lui courbant le dos, enfonçant sa tête dans ses épaules, est venu s’agenouiller près de moi.

Il a murmuré :

— Elle l’a sauvé, elle nous a tous sauvés. Ils ne sont pas entrés dans le château.

J’ai su, Seigneur, que Vous ne m’aviez pas précipité dans l’enfer.


Debout devant moi, dans la grand-salle, Denis le Vieux m’a raconté.

— Ils sont venus une nuit. Ils ont voulu nous brûler, entassant le foin et le bois contre les murs. Mais la pluie a éteint les feux et elle n’a pas cessé de plusieurs jours. Nous nous sommes défendus. La maîtresse disait que vous alliez venir avec une troupe, et qu’il fallait résister, qu’ils seraient chassés et pendus. Ils étaient comme fous. Ils ont d’abord égorgé les moutons, les porcs, les vaches. Puis ils ont tué tous les chiens et ont jeté leurs cadavres dans la cour, et ç’a été un tourbillon de mouches si nombreuses qu’elles cachaient le ciel. Nous avons commencé à manquer de poudre, de balles et surtout d’eau. Or il en fallait pour votre fils. La maîtresse nous a réunis. Elle a dit que c’était elle qu’ils réclamaient, qu’elle allait se livrer et qu’elle leur apporterait l’or, les bijoux qu’elle possédait. Ainsi ils lèveraient le siège du Castellaras de la Tour et ne toucheraient pas à un cheveu de l’enfant.

— Ils sont las. Ils accepteront, a-t-elle dit. C’est moi qu’ils veulent. Moi – et la rapine.

— Tous, a continué Denis, nous l’avons suppliée de ne point se livrer. Ces hommes-là, pillards et égorgeurs, ne respectent pas leur serment. Ils la détrousseraient, la violeraient, puis la tueraient et ne lèveraient jamais le siège.

C’étaient des chiens errants, non des hommes de religion. Ils étaient pires que des loups, ne laissant pas un lambeau de chair sur leur proie et leur brisant même les os d’un coup de mâchoires pour se repaître de la moelle. Ces profanateurs ne répugnaient pas à déterrer des cadavres pour s’emparer des bagues et des colliers. Ils l’avaient fait, ils l’avaient fait !

Anne de Buisson avait paru ne pas entendre. Elle avait dit : « Ils me connaissent. Ils m’attendent. Ils me veulent. »

— Elle paraissait sûre d’elle et sans peur, et à la fin nous nous sommes tus, a murmuré Denis. Elle s’est recueillie dans la chapelle, gardant longuement son fils serré contre elle, puis elle est sortie, vêtue de noir, avec une coiffe blanche, comme la plus huguenote des huguenotes, tenant dans ses bras ses coffrets à bijoux.

Denis le Vieux a branlé du chef.

— Ils l’ont entourée. Ils ont crié. Mais ce n’était pas de la haine. Et ils sont partis avec elle qui chevauchait à leur tête. Elle ne s’est pas retournée.


On dit que des louves parfois pénètrent dans les chenils pour mettre bas. Elles demeurent quelques jours parmi les chiens, nourrissent et lèchent leur portée à l’abri du froid, des bergers et des chasseurs. Puis, une nuit, elles bondissent par-dessus l’enclos et s’en vont rejoindre la meute, et leurs petits, qu’elles abandonnent, deviennent les plus aguerris des chiens. Mais elles, elles égorgent les troupeaux comme par plaisir…

J’ai pensé qu’Anne de Buisson était l’une de ces louves quand j’ai appris qu’une bande ayant à sa tête une femme attaquait les villages et les châteaux de la Haute-Durance sans se soucier de savoir s’ils étaient huguenots ou catholiques, fidèles de Henri IV ou de la Ligue. Ils pillaient. Ils massacraient.

De grande beauté, la femme était la plus cruelle, tailladant les seins des prisonnières, tranchant le sexe des malheureux qui n’avaient réussi ni à fuir ni à mourir.


Seigneur, malgré ces traces de sang qu’elle laissait derrière elle et ces corps d’enfants à demi consumés qu’on trouvait dans les maisons incendiées, parfois aussi sur des bûchers dressés sur les places, je n’ai pu la maudire.

Il me semblait qu’elle agissait ainsi pour entraîner loin du Castellaras de la Tour les égorgeurs qui l’avaient choisie pour capitaine. Qu’elle était cruelle par désespérance, pour attirer sur sa troupe les foudres de la vengeance.

C’est ainsi qu’un jour, sur un charroi arrêté devant la poterne du Castellaras de la Tour, j’ai vu sa dépouille, nue, un pieu enfoncé dans la bouche, un autre dans son sexe. Les paysans qui l’avaient tuée l’avaient jetée sur les dalles de l’entrée comme un gibier de choix. Les chiens, autour d’elle, hurlaient à la mort.

Je l’ai rendue humaine et j’ai longtemps contemplé son corps et son visage apaisés, puis je l’ai couverte d’un large manteau bleu.

Et j’ai voulu, Seigneur qu’on l’ensevelisse dans notre chapelle aux côtés du tombeau de Michele Spriano.

Quand ils l’ont su, les paysans qui me l’avaient livrée se sont rassemblés autour du Castellaras de la Tour, menaçants. Je suis sorti seul, mon épée à la main, et j’ai hurlé : « Elle est à moi ! » puis j’ai fait déposer à leurs pieds le produit de ma chasse de la veille – trois sangliers, des bêtes lourdes et grasses qui leur donneraient du jambon pour plusieurs mois.


Après quoi je suis retourné dans la chapelle pour prier, Seigneur, devant Votre visage aux yeux clos. J’ai sollicité pour elle Votre miséricorde. Elle s’était abandonnée aux puissances de l’enfer, mais elle avait sauvé cet enfant, notre fils, dont la voix jaillissait près de moi au pied de Votre autel.

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