PROLOGUE

Je le sais, Seigneur, la Mort est déjà en moi.

Cette paralysie qui me tord les doigts, me fige la main et le bras, empoigne mon épaule alors que j’écris, c’est Elle qui veut m’empêcher de poursuivre le récit de ma vie.

Seigneur, la laisserez-vous m’interrompre avant que j’aie pu aller jusqu’au bout de ce que j’ai vécu, jusqu’à ce moment d’espérance, quand, enfin, après tant de massacres, les hommes du royaume de France mettent leurs dagues et leurs épées au fourreau, déposent leurs arquebuses et écoutent ce que leur disait, si longtemps avant, le chancelier du roi, Michel de L’Hospital : « Ôtons ces mots diaboliques, noms de partis, factions et séditions, luthériens, huguenots, papistes : ne changeons plus le nom de chrétien ! »

Elle murmure à mon oreille :

« Assez dit ! Qui te lira encore ? Qu’importe ta voix dans cette vaste fosse où je vais te jeter parmi tous ces hommes que tu as vus vivants ? Et certains d’entre eux, souviens-toi, tu les as tués de ta main ! Qui les entend ? Chrétiens écorchés vifs par les bourreaux du bagne d’Alger et qui hurlaient. Chrétiens – tu as été l’un d’eux – que les fouets des gardes-chiourme cinglaient afin que les galères musulmanes glissent plus vite vers les côtes où bientôt d’autres cris s’élevaient, ceux des femmes violées et éventrées, des hommes dépecés ou brûlés. Et n’oublie pas les hurlements des Maures d’Andalousie que les soldats que tu commandais égorgeaient, tuant femmes et enfants. Et toi, quand tu t’es ouvert un chemin parmi les janissaires de la galère la Sultane, à coups de glaive, à coups de hache, as-tu entendu les cris de ceux dont tu tranchais bras et tête, dont tu perforais la poitrine ?

« Toutes ces voix sont enfouies dans le grand silence de la fosse où je règne.

« Pourquoi, pour qui veux-tu continuer d’écrire ?

« Tu veux – je t’ai entendu le confier à Vico Montanari avant qu’il ne quitte ta demeure pour regagner Venise – raconter comment, après les massacres, un édit, celui de Nantes, a rétabli la paix entre huguenots et papistes, et tu veux que les hommes se souviennent, en te lisant, de ce moment d’espérance (car c’est ainsi que tu le nommes !).

« Es-tu assez naïf, alors que tu es dans ta soixante et douzième année, pour croire que les hommes en ont fini avec la haine, avec le désir de tuer ?

« Souviens-toi des propos de Montanari : “Le Bien et le Mal sont comme des enfants monstres liés l’un à l’autre et que rien ne peut séparer.”

« Je te le dis en confidence, Bernard de Thorenc, les hommes s’entr’égorgent comme s’ils étaient des pourceaux depuis qu’ils sont hommes. Et moi, je les moissonne.

« Alors, arrête-toi, repose ta plume. Quitte cette pièce sombre. Adosse-toi au mur ensoleillé de ta demeure. Regarde les forêts qui entourent le Castellaras de la Tour. Vois l’horizon se teinter de rouge. C’est la couleur du sang.

« Il imprègne déjà tout ce que tu as écrit. Tu as suivi sa trace rouge d’Alger à Malte, de Grenade à Lépante. À quoi bon poursuivre ? Te faut-il encore dire que le sang a coulé non plus dans le combat contre les infidèles, mais dans la guerre entre chrétiens ? Et s’il te semblait aussi rouge, c’est qu’il était celui d’enfants et de femmes étripés comme l’avaient été – comme le sont encore – les chrétiens tombés aux mains des musulmans.

« Mais peut-être, en parcourant à nouveau ce chemin, veux-tu montrer qu’il conduit à la paix ?

« Laisse-moi ricaner. Et je t’ai déjà dit pourquoi.

« Alors, garde tes dernières forces pour contempler le ciel, jouir de la chaleur des pierres que le soleil dore en hiver.

« Écoute ton cœur. Il frappe dans ta poitrine. Parfois, il t’étouffe. Tu sais qu’il résonne comme le bout de la hampe de ma faux quand je marche et frappe le sol avec elle.

« Je suis si proche de toi, en toi, déjà, Bernard de Thorenc !

« Vis tes derniers jours en paix, dans la contemplation du monde, au lieu de retourner les cadavres qui jalonnent ta vie, et de tenter, avec ce qu’il reste d’eux dans ta mémoire, de te rappeler ce qu’ils furent, les sentiments de haine ou d’amour qu’ils t’inspirèrent.

« Regarde l’horizon, vieil homme, et chauffe tes os au soleil d’hiver. »


Comment faire taire cette voix tentatrice qui réduit toute vie à la mort et invite à se soumettre au règne du temps et de l’oubli ?

Comment trouver la force de résister, de continuer à m’avancer dans mon passé afin d’en rendre compte, pour que, avant que Dieu ne me juge, je pèse ce que j’ai fait, et que les hommes connaissent mes actes et mes pensées ?

Je Vous ai prié, Seigneur, Vous qui êtes la Résurrection, de me donner l’élan nécessaire, de me faire oublier cette douleur lancinante qui me brûle la nuque, entrave l’écriture alors même que ma vue se trouble, que les mots que je trace deviennent une informe grisaille que je ne réussis plus à lire.

Et cependant je dois écrire, Seigneur !


Ce matin je suis resté plus longtemps que de coutume dans notre chapelle du Castellaras de la Tour.

J’ai posé les mains sur cette tête de christ aux yeux clos. Je l’avais arrachée aux janissaires qui avaient mutilé le crucifix de notre galère et brandissaient ce visage de bois et de douleur comme la preuve de leur victoire.

Mais j’ai tué le Turc qui Vous avait frappé, Seigneur, et nous avons vaincu leur flotte à Lépante.

Il m’a fallu peu de temps pour comprendre que cette victoire ne mettrait fin ni à notre lutte contre les infidèles ni à nos guerres entre chrétiens.

C’est pour cela que j’ai quitté Messine en compagnie de Michele Spriano.


Nous avons acheté un brigantin, largué les amarres dans la nuit et navigué en longeant la côte jusqu’à Pise où Michele Spriano possédait des entrepôts et faisait travailler plusieurs dizaines de tisserands et de drapiers dans les petits villages accrochés aux pentes des collines entre Pise, Prato et Florence.

L’automne avait recouvert la terre d’un tapis de feuilles rousses. Souvent, de brèves et violentes averses achevaient de dépouiller les vignes et les arbres, les laissant comme des corps torturés. Mais la paix régnait, et après ce que j’avais vécu à Alger, parmi les chiourmes des galères barbaresques, à Malte, en Andalousie et, il y avait seulement quelques jours, pendant la bataille de Lépante, je me sentais comme alangui, plein du désir de retrouver les lieux de mon enfance, ce Castallaras de la Tour que je n’avais plus revu depuis – j’en faisais et refaisais le calcul tout en marchant entre les cyprès et les vignes – vingt-huit années.


Mon père était mort.

Mon frère Guillaume de Thorenc, huguenot, était ambassadeur du roi de France, Charles IX, à Constantinople.

Je me sentais honteux de porter le même nom que lui. Il était fidèle à mon père qui, pour le service du monarque, avait reçu chez nous, au Castellaras de la Tour, les envoyés de Soliman le Magnifique.

Selon Diego de Sarmiento, Guillaume s’employait à détruire la Sainte Ligue chrétienne en favorisant les rencontres entre Vénitiens et Turcs, en les aidant à conclure un traité de paix.

— Les Français, ton frère, comme avant lui ton père, m’avait-il dit, craignent tant l’Espagne qu’ils préfèrent la défaite de la chrétienté à sa victoire, qui renforcerait Philippe II. Ils nous trahissent. Ils te renient. Rejette-les !

C’est ce que j’avais fait tout au long de ma vie.

Sarmiento ajoutait que ma sœur Isabelle, huguenote elle aussi, faisait partie des suivantes de Catherine de Médicis.

Ces jeunes femmes servaient d’appâts à la reine mère, qui, grâce à elles, séduisait les grands du royaume, qu’ils fussent huguenots ou papistes, et les ambassadeurs, espérant ainsi les empêcher de s’opposer à la politique de Charles IX.

— Je veux dire : celle qu’elle dicte à son fils, tortueuse et empoisonnée, italienne, pour tout dire, avait conclu Sarmiento.

Je l’avais écouté. Je n’avais plus revu ma sœur depuis des années. Mais pouvais-je vraiment le croire, lui qui haïssait les Français et aurait voulu que son roi Philippe II gouverne aussi à Paris ?


Je ne me suis pas attardé à Pise, et grande a été ma joie quand Michele Spriano a décidé de m’accompagner.

Nous avons pris la route. Ni Michele ni moi ne voulions poursuivre notre voyage par mer. Si nous avions pu naviguer de Messine à Pise sans encombre, c’est que la flotte turque était encore sous le coup de sa défaite à Lépante. Mais il avait suffi de quelques semaines pour que les corsaires barbaresques se remettent à rôder le long des côtes.

De la route nous apercevions leurs voiles ocre. Ils attaquaient les navires chrétiens et osaient même, comme pour montrer que la victoire de la Sainte Ligue n’était que d’apparence, débarquer de petites troupes de soldats qui s’en allaient loin du rivage attaquer et dévaster les villages, en massacrer ou déporter les habitants.


Nous avons donc commencé à chevaucher et j’écoutais Michele Spriano réciter tout au long du jour des vers de La Divine Comédie. Je réussissais parfois à compléter le passage qu’il avait commencé.

Nous nous répondions ainsi comme les joueurs de pelote, nous étonnant l’un l’autre de nos prouesses, allant de L’Enfer au Paradis, avançant lentement, savourant, après tant de souffrances, de tueries dont nous avions été les témoins, cette campagne italienne, puis celle de Provence qui s’assoupissaient sous les brumes encore légères de l’automne.

Enfin j’ai aperçu les murailles du Castellaras de la Tour, notre demeure depuis qu’il y a, sur cette terre, des Thorenc.

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