41.

Les yeux clos, je voyais pourtant l’enfer que les hommes avaient créé sur Votre terre, Seigneur, et comment, à quelque camp qu’ils appartinssent, ils n’étaient le plus souvent guidés que par de sombres passions.

À Paris, où j’étais retourné sur ordre du roi pour tenter de conclure une trêve, je vis, en place de Grève, une centaine d’hommes armés s’avancer, munis de lanternes sourdes. À quinze pas derrière eux marchaient trois crocheteurs qui portaient sur leur dos trois corps nus et qu’escortaient le bourreau et ses valets. J’ai reconnu ces trois hommes que j’avais rencontrés, qui m’avaient fait part de leur volonté d’entrer en négociations avec le roi. Ils étaient prêts à reconnaître Henri IV comme souverain légitime, s’il abjurait sa foi. Les ligueurs l’avaient appris et avaient exécuté ces trois hommes qu’on attachait maintenant à la potence avec, au cou, des inscriptions infamantes : « Chef des traîtres et hérétiques », « Fauteur des traîtres et politiques », « Ennemi de Dieu et des princes catholiques ».

J’ai eu envie de vomir.

Mais telle était la guerre civile dans laquelle, sous l’ample manteau du mot religion, le royaume était plongé.

Et la foule chantait :


Depuis onze cents ans

On n’a vu en France

Que de bons rois chrétiens

Qui en grande révérence

Ont tous reçu le sacre avec serment

De vivre catholiquement

Tu fais courir un bruit

Que seras catholique

Tu n’y jus point instruit.


À mon retour auprès du roi, j’appris que la Provence était envahie par les troupes du duc de Savoie, allié de l’Espagne et de la Ligue, et je tremblai que ses soldats, dont je savais de quoi ils était capables, partant de Draguignan, Aix ou Fréjus, qu’ils avaient conquis, ne gagnent le Castellaras de la Tour et n’y massacrent – puisque telle était la règle – Margherita, Denis le Vieux et mon fils Jean.

J’étais prêt à chevaucher jusqu’à ma demeure, quand un courrier vint annoncer que les troupes huguenotes avaient refoulé les soldats du duc de Savoie.

Mais c’étaient toutes les parties du royaume qui étaient parcourues par des bandes de reîtres et de lansquenets se réclamant de la Ligue ou du roi, prétextant défendre la religion catholique ou la cause, s’adressant à l’étranger pour vaincre leur ennemi français.

Diego de Sarmiento accueillait à Paris mille deux cents Espagnols et Napolitains. D’autres s’installaient en Bretagne. Quant au roi, il faisait appel à nouveau à des Anglais et à des Allemands.

Le duc de Mayenne réunit des états généraux à Paris et Sarmiento y présenta les prétendants espagnols au trône de France.


Je me rendis à nouveau à Paris en compagnie de Michel de Polin, franchissant de nuit les remparts, craignant à tout instant d’être pris par une patrouille de ligueurs qui nous eussent aussitôt étranglés ou dagués.

Nous nous glissâmes rue des Poulies, rue des Fossés-Saint-Germain, nous entrâmes dans l’hôtel de Venise où nous attendaient des membres du parlement de Paris qui se rebellaient à l’idée que le royaume tombât entre des mains espagnoles.

Leonello Terracini faisait le guet pendant que nous discutions.

On nous apprit que le pape Sixte Quint était mort subitement, peut-être empoisonné par des espions espagnols, car on craignait qu’il ne fut favorable à Henri IV dès lors que celui-ci aurait abjuré. Le nouveau pontife, un homme des Espagnols, avait renouvelé l’excommunication du roi. Quant au père Verdini, toujours légat, il poussait les ligueurs à l’intransigeance. Sarmiento les payait en ducats pour qu’ils refusent toute trêve, tout compromis, et dénoncent par avance l’abjuration de Henri comme une tromperie.

Peut-être était-ce Verdini ou l’un de ses prédicateurs qui avait écrit cette chanson que les ligueurs entonnaient :


Tu fais le catholique

Mais c’est pour nous piper

Et comme un hypocrite

Tâches à nous attraper

Puis sous bonne mine

Nous mettre en ruine

Noblesse catholique

Mais à quoi pensez-vous

De suivre un hérétique

Qui se moque de vous ?


Mais je sentais que le désir de paix, donc le ralliement au roi, s’il venait à se convertir, gagnait peu à peu les esprits. Les membres du parlement chuchotaient qu’il était impossible que le royaume de France eût pour souverain un étranger. À l’hôtel de Venise nous passâmes la nuit à rédiger un arrêt qu’ils se faisaient fort de faire voter et dans lequel ils affirmaient qu’il « fallait empêcher que, sous prétexte de religion, ce royaume qui ne dépend d’autre que de Dieu et ne reconnaît autre Seigneur, quel qu’il en soit au monde dans sa temporalité, ne soit occupé par des étrangers. »

Michel de Polin avait répété : « La terre même nous montre ses cheveux hérissés et demande d’être peignée pour nous rendre les fruits accoutumés… »

Une trêve fut conclue.


J’ai pu rouvrir les yeux, voir, sitôt la trêve proclamée, les Parisiens franchir les remparts avec provision de pâtés et de bouteilles pour échapper enfin à la prison qu’était devenue leur cité.

Les prédicateurs qui, du haut des murs, criaient : « Mais à quoi pensez-vous, de suivre un hérétique qui se moque de vous ? » étaient ignorés.

La foule allait en procession, après avoir dîné sur l’herbe, vers les sanctuaires hors les murs, à Notre-Dame-des-Vertus, près de Saint-Denis, qui donne la pluie, ou bien à la Vierge miraculeuse d’Aubervilliers.

C’était un fleuve joyeux que personne ne pouvait arrêter.

L’archevêque de Bourges, pour les royaux, et celui de Lyon, pour les ligueurs, se rencontraient et convenaient que le devoir des sujets était d’obéir au souverain, fut-il païen ou hérétique, mais que les lois primitives et fondamentales de cet État obligeaient qu’il fut catholique.

Polin et Vico Montanari disaient qu’il suffisait désormais que le roi abjurât pour qu’il devînt souverain reconnu du royaume et qu’ainsi la paix fut établie et la terre de France à nouveau peignée.


J’ai accompagné Michel de Polin et Enguerrand de Mons auprès du roi de France et de Navarre. Polin ne doutait pas de la décision de Henri d’abjurer.

— Il a déjà changé cinq fois de religion, disait-il. Ce ne sera que la sixième. Il le fera par raison et par intérêt.

J’ai murmuré, en fermant les yeux et en répétant ce que le souverain m’avait dit :

— Il le fera « pour sa gloire et pour sa couronne ».

— Religion catholique et religion réformée sont du même arbre chrétien, complétait Polin. Henri n’est pas un mahométan. Il faut seulement le pousser un peu. Nous le ferons !

Le roi nous attendait dans une petite pièce au plafond bas, dans une demeure de Dreux, cette ville qu’il venait de conquérir et où les cadavres de tant d’hommes pourrissaient encore dans les fossés.

Polin s’est arrêté devant lui, à un pas, bras croisés, jambes écartées, bien planté sur ce sol de grosses dalles grises.

— Sire, il ne faut plus tortignonner, a-t-il dit. Vous avez dans huit jours un roi élu en France, le parti des princes catholiques, le pape, le roi d’Espagne, l’empereur, le duc de Savoie et tout ce que vous aviez déjà d’ennemis sur les bras !

Le roi a reculé, le visage fermé.

— Et il vous faut soutenir tout cela avec vos misérables huguenots si vous ne prenez une prompte et galante résolution d’ouïr une messe.

Le Béarnais a bougonné, tête baissée.

— Vous y êtes obligé, Sire, a repris Polin, pas seulement par votre conscience, mais parce que enfin l’Église est la voie du salut.

Il a hésité, m’a décoché un regard.

— Si vous étiez quelque prince fort dévotieux, je craindrais de vous tenir ce langage. Mais vous vivez trop en bon compagnon pour que nous vous soupçonnions de faire tout par conscience. Craignez-vous d’offenser les huguenots, qui sont toujours assez contents des rois quand ils ont la liberté de conscience, mais qui, quand vous leur feriez du mal, vous mettront en leurs prières ?

Polin a haussé sa voix qui s’est mise à trembler.

— Avisez à choisir ou de complaire à vos prophètes de Gascogne et de retourner courir le guilledou en nous faisant jouer à sauve-qui-peut, ou de vaincre la Ligue qui ne craint de vous rien tant que votre conversion.

Il s’est incliné et, gardant la tête penchée, il est resté un long moment immobile.

J’ai regardé le roi se mordiller les lèvres et j’ai pensé un instant qu’il allait proférer un cri de colère.

Il s’est balancé d’un pied sur l’autre et, brusquement, nous a tourné le dos et est sorti de la pièce.


J’ai prié, Seigneur, tout le restant du jour pour que le roi ait entendu le discours de Michel de Polin.

La paix, je la voulais comme le bien suprême pour ces enfants que j’avais vus, décharnés, dans la rue des Fossés-Saint-Germain, pour ces femmes qui serraient contre elles leurs nourrissons morts de faim, pour tous ces hommes qui ne seraient point voués à être si vite réduits à l’état de cadavres dépecés.


Quelques jours plus tard, j’ai rencontré Séguret. Ils s’est approché si près de moi que je sentais son haleine.

Il a pointé un doigt sur ma poitrine.

— C’est une grande abomination, a-t-il dit. Notre Henri de Navarre va entendre la messe et communier. Tu as gagné, Thorenc !

Il s’est éloigné en agitant les bras, poings fermés.


J’ai appris que Henri avait réuni ses gentilshommes huguenots, ceux qui l’avaient suivi depuis le Béarn et qui avaient réussi à échapper au massacre de la Saint-Barthélemy. Il leur avait dit :

— Mes amis, priez Dieu pour moi ; s’il faut que je me perde pour vous, au moins vous ferai-je ce bien que je ne souffrirai aucune forme d’instruction pour ne faire point de plaie à la religion qui sera toute ma vie celle de mon âme et de mon cœur, et ainsi je ferai voir à tout le monde que je n’ai été persuadé par autre théologie que la nécessité de l’État.


J’ai fermé les yeux – comme Vous, Seigneur.

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