14.

Vico Montanari s’est affaissé sur le siège à haut dossier. Il dort, le buste penché en avant, bras croisés, les mains enserrant ses coudes. Il respire bruyamment, le menton calé sur la poitrine, le front appuyé contre le rebord de la fenêtre.

Les bougies se sont consumées. La nuit n’est déchirée que par les lueurs fugitives de torches qui éclairent un instant la poterne et la façade de l’hôtel de Venise.

Tout à coup, Montanari secoue la tête comme s’il voulait la dégager, échapper à l’étouffement, à ce battement sourd qu’il entend, à ces flots de sang qu’il imagine recouvrir par saccades son visage et le noyer.

Il pense : on égorge une femme au-dessus de moi et c’est son sang qui jaillit, m’ondoie, pour quelles épousailles ?

Noces vermeilles. Noces de sang. Noces barbares.

Il se redresse, se réveille.

Le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois frappe à grands coups contre la vitre qui tremble comme si elle allait se briser !


Montanari se lève, repousse le siège, ouvre la fenêtre.

Poisseux, chaud, l’air noir de la nuit est parcouru d’ondes épaisses qui résonnent, se chevauchent, heurtent les murs de l’hôtel de Venise. Montanari recule comme s’il ne pouvait résister à ce flot de bruits qui monte de la rue des Fossés-Saint-Germain.

Des hommes avancent dans la lumière des torches. Les arquebuses et les hallebardes, les casques brillent par instants. Il reconnaît les uniformes, les armes, le cuir des trabans, les mercenaires suisses du duc de Guise.

Il s’écarte d’un bond de la croisée.

Des soldats se sont arrêtés devant la poterne de l’hôtel de Venise. Ils lèvent leurs torches. La lumière jaune envahit la pièce, puis disparaît.

Montanari ne discerne pas les chevaux, mais il perçoit le choc des sabots contre le pavé.

Une voix rauque se détache, s’impose au tocsin qui semble l’accompagner. Elle répète à chaque fois, plus forte : « Le roi commande ! C’est la volonté du roi ! C’est son exprès commandement ! »

La troupe se remet en marche vers la rue de l’Arbre-Sec et la rue de Béthisy. À l’angle des deux rues se trouve l’hôtel de Ponthieu, là où repose l’amiral de Coligny, protégé par quelques hommes, encerclé par les garde-corps du capitaine Cosseins, son ennemi juré, désigné par le roi.


Montanari s’avance à nouveau vers la fenêtre. L’obscurité est comme un tissu dont les mailles peu à peu se desserrent.

Il se penche. La rue est envahie par les soldats. Ils parlent fort, leurs armes s’entrechoquent. Cette rumeur proche couvre parfois le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois qui continue de heurter la nuit pour l’enfoncer, l’abattre.

Brusquement, des détonations, des cris, le fracas de portes qu’on brise, des hurlements, la voix aiguë de femmes.

D’autres cloches se mettent alors en branle, celles de Sainte-Eustache et de Notre-Dame qui répondent au tocsin. Les églises sont autant de nefs qui ouvrent le feu de tous leurs canons, et le quartier, du quai de l’Étoile à la rue Saint-Honoré, de la rue de la Monnaye à la rue de l’Autruche qui longe le Louvre et l’hôtel de Bourbon, n’est plus qu’un champ de bataille.

Montanari ferme les yeux. Il est à bord de la Marchesa, les galères se heurtent, les mâts craquent. Ce sont les mêmes cris d’hommes qu’on égorge à Paris comme à Lépante.

Les hurlements proviennent de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue de Béthisy. Montanari les reconnaît. C’est quand on tue qu’on hurle ainsi.

Les soldats ont dû entrer dans la maison du n° 7 et occire l’amiral de Coligny.


Montanari regarde.

Les mailles se sont écartées. La nuit est trouée. L’aube est là, déjà rougie.

Les soldats sont moins nombreux, mais la rue grouille d’hommes, de femmes, d’enfants qui courent en gesticulant, en criant. Les uns brandissent des objets, des tapis, des vêtements ; ils se battent entre eux, se disputent le butin.

C’est l’hallali, le temps du pillage. On va tuer, tuer jusqu’à en être ivre, le visage barbouillé de sang.

Qui peut retenir une meute quand on l’a lâchée après lui avoir donné à flairer sa proie ?

Il faut que les noces de sang, les noces vermeilles, les noces barbares s’accomplissent.


Montanari discerne maintenant les corps, les armes et les visages.

La nuit n’est plus que débris d’un naufrage que noie la lumière de l’aube. Devant la poterne, tout à coup, des cris, un attroupement, deux silhouettes dont l’une, bras tendu, repousse de son épée les coups qu’on veut leur porter.

Montanari se précipite, dévale l’escalier, crie à Leonello Terraccini qu’il faut rassembler les valets : « Qu’on les arme, qu’ils me suivent ! »

Il traverse la cour, ouvre la poterne, reçoit contre lui le corps ensanglanté de Bernard de Thorenc, qui brandit son arme tout en protégeant de sa poitrine Anne de Buisson.

Montanari les pousse à l’intérieur de la cour, écarte les bras. Il sent que les valets l’entourent. Il fait face aux gueules ouvertes, voit les dents ébréchées, les gencives sanguinolentes, les visages balafrés, les yeux exorbités, les poings brandis, les torses couverts de haillons, les gourdins et les poignards. Des enfants semblent se glisser entre ses jambes. Il lui faut les rejeter à coups de pied.

Les valets dressent leurs hallebardes. Le peuple du néant recule.

Un prêtre s’avance au premier rang, dit qu’il faut châtier les mal-sentants de la foi, que l’ange de Dieu a choisi ce jour de la Saint-Barthélemy pour écraser les démons. Tous ceux qui les protègent seront damnés.

— Je suis vénitien de la Sainte Ligue, crie Montanari. Je suis soldat de la Croix, et l’homme que j’ai accueilli était avec moi à Lépante en ce jour béni du dimanche 7 octobre de l’année 1571, je l’atteste devant Dieu. Entre, si tu veux !

Il n’attend pas la réponse du prêtre, le tire par le bras dans la cour. Bernard de Thorenc est debout. Il porte à l’épaule le mouchoir blanc des soldats du roi et des Guises, le signe des exécuteurs.

— Tu le vois, dit Montanari. Ce gentilhomme est au service de Philippe II, roi catholique d’Espagne. Il a été prisonnier des infidèles. Il était avec moi à Lépante, dans la Sainte Ligue, sous le signe de la Croix : Tu hoc signo vinces !

Le prêtre hésite. Il aperçoit Anne de Buisson assise sur l’une des marches.

— Celle-là, s’écrie le prêtre, celle-là est une huguenote, une hérétique !

— Convertis-la, bénis-la si tu crois cela ! lance Montanari.

Il s’approche d’Anne de Buisson, lui tend la main, chuchote qu’il s’agit non seulement de sauver sa vie, mais celle de tous les gens qui vivent là. « Les chiens qui hurlent dehors veulent du sang. Ils nous tueront tous ! » lui murmure-t-il.

Anne de Buisson s’agenouille devant le prêtre, qui regarde autour de lui.

Bernard de Thorenc tient son épée à demi levée. Leonello Terraccini est armé de deux pistolets. Montanari a la main sur sa dague. Les valets avec leurs hallebardes ont formé un hérisson. La foule n’avance pas.

Le prêtre pose la main sur les cheveux d’Anne de Buisson, s’incline et marmonne. Elle baisse la tête. Montanari n’entend pas son murmure, mais elle doit confesser son erreur, renier sa foi, demander grâce pour qu’on l’admette à nouveau au sein de la sainte religion.

Le prêtre se signe, puis se dirige vers la foule et crie :

— Il n’y a dans cette demeure que des croyants de la vraie foi en Jésus-Christ et en la sainte Église.

On hésite, puis on l’acclame. Il se tourne vers Montanari, le bénit.

Les valets referment la poterne.

Montanari se signe et murmure :

— Merci, Seigneur.


— Si je voulais la sauver, dit Bernard de Thorenc, je devais me jeter en avant.

Il est assis en face de Vico Montanari dans la pièce du premier étage de l’hôtel de Venise.

Il tourne la tête vers les fenêtres. Elles sont fermées, mais on entend le battement sourd des cloches auquel se mêlent les détonations sèches des arquebuses, les cris, le martèlement des sabots des chevaux.

— C’était comme sur le pont de la Sultane, reprend-il. Je me suis ouvert un chemin parmi les huguenots. Derrière moi, on égorgeait, on étripait.

Il s’interrompt, écoute la rumeur.

— Dieu a-t-Il voulu cela ?

Ses mains, ses bras, sa poitrine et son front sont pris dans des bandages que le sang a déjà rougis.

— Ils les ont tous massacrés, ajoute-t-il.

Il s’est engagé seul dans une galerie où les huguenots s’étaient réfugiés, raconte-t-il. Elle devait conduire jusqu’aux berges de la Seine. Ils espéraient fuir par le fleuve, ignorant que le roi avait donné l’ordre d’enchaîner les barques.

— Ils n’ont pas eu le temps d’atteindre la berge. Les hallebardiers du roi et du duc de Guise les ont cloués contre les parois. Je me suis placé devant Anne de Buisson.

Il s’interrompt, baisse la voix comme s’il craignait qu’Anne ne l’entende de la chambre voisine où elle a été conduite.

— Le sang qui coulait de mes plaies m’a sauvé. J’avais bien combattu. Elle était ma prise.

Il baisse la tête.

— Quant à ce qu’ils ont fait des autres femmes…

Il se tait un moment.

— Dieu veut-Il cela ?

Il se lève, mais, au bout de quelques pas, titube. Il refuse que Montanari, qui l’a rejoint, le soutienne.

— Vous la garderez ici, dit-il en montrant d’un hochement de tête la porte de la chambre où se trouve Anne.

— Elle n’est plus huguenote, répond Montanari, mais bonne catholique.

— On tue qui l’on veut, répond Bernard de Thorenc. On égorge un chrétien parce qu’il est un mal-sentant de la foi aux yeux du premier venu…

Il hausse les épaules.

— Qui sait ce que veut Dieu, qui Il condamne ? Qui sont, pour Lui, les mal-sentants de la foi ? Je ne connais que chrétiens, Juifs et infidèles.

Il retourne lentement s’asseoir.

— Mais les rois choisissent selon leurs intérêts ceux qu’ils veulent tuer et ceux dont ils font des alliés, qu’ils soient infidèles, mal-sentants de la foi ou bien juifs. Vous autres Vénitiens agissez de la sorte depuis longtemps. On brûle les hérétiques, on combat les infidèles, on contraint Maures et Juifs à se convertir seulement quand il y va de l’intérêt des princes ou du doge. Mais Dieu veut-Il cela ? Veut-Il qu’on tue des hommes en Son nom ?

— Dieu laisse les hommes se damner, dit Montanari, puis Il les juge.

— Gardez-la ici, murmure Bernard de Thorenc.

Il traverse la pièce en claudiquant. Vico Montanari l’aide à descendre l’escalier.

Comme ils traversent la cour, on entend dans la rue une voix qui clame, répétant chaque phrase, détachant chaque mot :

— L’ange de Dieu a exécuté le jugement du Seigneur. Le traître Coligny, qui a voulu tuer le roi, qui voulait perdre la France et a fait tant de mal à Paris, n’est plus maintenant que charogne pour les vers et les corbeaux ! Dieu soit loué !

Загрузка...