21.

J’ai écouté don Juan d’Autriche le front baissé. Je craignais qu’il ne lût sur mon visage mon désespoir, mon mépris, ma honte.

Mais il ne me prêtait pas attention.

Il déclara que Philippe II était prêt à verser trois cent mille écus, puis cent mille autres chaque mois, si Henri de Navarre entrait en guerre avec ses troupes huguenotes contre Henri III, le Très Chrétien roi de France. L’infanterie espagnole, franchissant les Pyrénées, viendrait appuyer les gentilshommes de la cause et leurs mercenaires allemands ou anglais lorsqu’ils affronteraient les soldats du roi.

Don Juan s’interrompit, frappant du talon le parquet avant de reprendre :

— Nous mettrons ainsi notre pied sur la gorge du mignon Henri III qui apporte contre nous son aide aux protestants des Pays-Bas. Et Catherine de Médicis, qui envoie une flotte contre nos possessions d’Amérique, se souviendra de l’engagement qu’elle avait pris d’être toujours à nos côtés.

J’entendais les approbations de Diego de Sarmiento.

Lui qui, il y avait seulement quelques heures, souhaitait que le pape excommuniât le roi de Navarre, ce renégat qui changeait de religion plus souvent que de chausses, se félicitait maintenant que Philippe II se déclarât prêt à offrir sa fille, infante d’Espagne, à ce satrape, s’il abjurait une nouvelle fois sa cause.

— Donc, ajouta don Juan, proposons-lui les écus, et, s’il les refuse, nous les verserons à Henri de Guise et à la Ligue catholique pour qu’ils fassent plier les genoux à Henri III et à Catherine.


Dieu, où étiez-Vous dans toutes ces manigances ?


J’avais le sentiment d’avoir été berné et bafoué, comme Vous !

Lorsque j’avais combattu en Andalousie aux côtés de don Juan d’Autriche, j’avais cru que nous tuions pour Votre plus grande gloire, parce que ces Maures menaçaient notre foi et que leur conversion n’était qu’un masque cachant leur haine de Votre Église.

Je me souvenais de Lela Marien dont le nom était Aïcha et qui avait brandi contre nous un sabre courbe.

Puis notre sainte guerre s’était poursuivie à Lépante. Don Juan commandait alors la flotte de la Sainte Ligue.

Vico Montanari m’avait dit qu’une immense statue de don Juan avait été dressée sur une place de Messine pour honorer le vainqueur des infidèles. Et, maintenant, c’était lui qui voulait conclure, au nom de son roi, une alliance avec les huguenots, ceux-là mêmes dont Diego de Sarmiento avait voulu, ordonné, organisé le massacre !

Je gardais souvenir que j’avais, au début de ma vie, condamné mon père, qui, au nom de son roi, François Ier, avait recherché l’alliance avec les infidèles.

J’eus envie de crier quand, redressant la tête, je découvris de nouveau le déguisement de don Juan d’Autriche. La couleur noire de sa peau n’était pas teinture, mais vérité de son âme.

Il était devenu infidèle au Christ.


J’ai pensé à cet instant que tous ceux – Sarmiento ou don Juan, et, dans l’autre camp, mon père autrefois, à présent mon propre frère Guillaume ou Séguret, et sans doute aussi ce Henri de Navarre – qui invoquaient le Christ tout en s’en prétendant les hérauts, en fait, le trahissaient.

C’était ce que m’avait dit, sur le quai de Messine, Michele Spriano. Les religions, celles des infidèles, des hérétiques, comme notre sainte foi catholique, étaient tombées entre les mains des habiles, masques derrière lesquels se cachaient les rictus de leurs bouches avides.

Plus près de Dieu m’avaient paru ceux qui ne Le nommaient que dans la prière et non en politique.

Dieu Lui-même le savait.

J’ai revu cette tête de christ aux yeux clos que j’avais enfouie au pied d’un chêne, dans la forêt qui entoure le Castellaras de la Tour.

Ce christ pleurait.

Il connaissait les mensonges des hommes et c’est pour ne pas se détourner d’eux à jamais qu’il préférait fermer les yeux.


J’ai ainsi maudit et méprisé ceux qui se servaient de Dieu pour cacher leurs parjures, leurs sordides besognes, même s’il me fut échu d’être leur compagnon d’armes et leur messager.

Je reconnais, Seigneur, ma faiblesse. Je ne suis pas meilleur qu’eux.

Mais peut-être ai-je, avec le temps, tenté de le devenir.


Lorsque Diego de Sarmiento et don Juan d’Autriche m’ont proposé de partir pour Nérac afin d’y rencontrer Henri de Navarre et de lui faire connaître les propositions du roi d’Espagne, j’ai eu l’impression qu’un souffle d’air emplissait ma poitrine et que je me redressais comme une voile enfin tendue.

Sarmiento s’est approché de moi et a posé les mains sur mes épaules, la tête tournée vers don Juan.

— Vous le connaissez, dit-il. Bernard de Thorenc a été de toutes les batailles, de toutes les saintes causes.

Don Juan hocha la tête. Il parla de Grenade, de Lépante. Il se souvenait de l’assaut que j’avais conduit contre la galère la Sultane, au cours duquel Ali Pacha avait péri.

— Il a été l’esclave des Barbaresques, ajouta Sarmiento. Lui et moi avons été enchaînés au même banc dans les chiourmes musulmanes.

Don Juan écarta les bras, souligna en riant qu’il n’avait d’un Maure que l’apparence.

J’ai marmonné que l’imitation était si parfaite qu’on aurait pu s’y laisser prendre.

Diego de Sarmiento et don Juan ont échangé un regard.

Le premier a semblé hésiter à me répondre, puis il a ri à son tour, imitant le second.

J’étais, a-t-il repris en pesant sur mes épaules, le gentilhomme catholique que les huguenots pouvaient écouter. Mon frère était l’un de leurs chefs. Et n’avais-je pas sauvé la vie de cette huguenote dont on disait qu’elle était l’une des préférées du roi de Navarre ?

— Tu la verras, a murmuré Sarmiento.

C’était bien ce qui m’incitait à partir.

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