36.

La voix de mon fils Jean, je ne me suis pas lassé de l’entendre.

Sa main, j’aurais voulu ne jamais la lâcher.

Elle était potelée, la peau lisse et rose comme du satin, et si bien formée qu’elle m’émerveillait.

Je pouvais la cacher tout entière dans mon poing. Et Jean la serrait autour de mon majeur comme si mon doigt avait été une branche.

Parfois, en jouant, je l’ai prise dans ma bouche et ai refermé les dents sur son poignet comme si j’avais voulu le trancher. Jean riait, se débattait entre joie et frayeur, et, lorsque je le libérais, je lui disais, en le soulevant à bout de bras :

— Je te mange ! Je te dévore ! Je t’avale !

Et tout à coup il me semblait qu’en moi, en effet, sommeillait un ogre qui aurait pu engloutir cet enfant dans un moment de folie et d’amour mêlés.


Je m’éloignais. Je regardais ce fils.

J’avais envie de tomber à genoux, Seigneur, pour Vous remercier de me l’avoir donné.

Je comprenais comme jamais qui Vous étiez, mon Dieu, dans Votre bonté, de par ce miracle de la Vie, de la naissance, de l’enfance, de par l’innocence de mon fils qui venait vers moi, désarmé.

Seigneur, Vous aviez voulu que les enfants d’humains ne puissent vivre que par l’amour qu’on leur portait.

Vous aviez été Vous aussi, comme mon fils Jean, comme tous les enfants, un être sans défense. J’avais lu l’Évangile selon saint Matthieu et je me souvenais de l’ange du Seigneur qui apparaît à Joseph et lui dit : « Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, fuis en Égypte et restes-y jusqu’à ce que je te parle. Car Hérode va chercher l’enfant pour le perdre ! »


J’ai prié devant Votre visage aux yeux clos.

J’ai compris Votre accablement et Votre compassion qu’exprimaient les rides autour de Votre bouche.

À chaque naissance, Vous donniez aux hommes la chance du salut.

Il nous suffisait d’aimer l’être nouveau que nous avions engendré et qui dépendait de nous.

À chaque naissance, depuis que l’homme est l’homme, Vous assistiez au massacre des innocents.

Cet enfant nu, nous le tuions, nous le laissions mourir, ou bien nous en faisions un égorgeur.


Je me souvenais d’avoir vu, ce dimanche 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, des enfants massacrés, mais aussi d’autres qui, comme des vautours sur la charogne, s’acharnaient à mutiler, à dépecer, à brûler les corps.

Plusieurs dizaines d’enfants – peut-être deux cents – s’étaient ainsi jetés sur le cadavre de l’amiral de Coligny et l’avaient profané.

Voilà ce que nous faisions des enfants, Seigneur, et de la liberté que Vous nous aviez donnée de les aimer, de les protéger ou bien de les haïr, de les tuer ou de les pervertir.


J’avais assisté à tant de massacres des innocents !

J’avais vu tant d’hommes fracasser la tête des enfants contre les murs, les jeter dans les flammes ou les embrocher.

J’avais laissé faire, détournant à peine les yeux des nouveau-nés chrétiens donnés en pâture aux chiens par les Barbaresques, des corps des enfants maures en Andalousie, ou bien de ceux des fils de huguenots, rue des Fossés-Saint-Germain.

Et maintenant j’avais un fils dont la gorge était menacée par le poignard d’Hérode, comme l’était celle de tous les enfants.

J’avais peur pour lui.

Sa mère avait massacré des innocents.

Et je ne savais pas, Seigneur, vers quelle Égypte je pouvais m’enfuir pour mettre mon fils Jean à l’abri des égorgeurs.

Parfois, je vous l’ai dit, je craignais qu’un ogre en moi ne surgisse et que je ne devienne Hérode pour mon fils.


J’ai eu peur de moi, du désir de me châtier pour tout ce que j’avais fait, tout ce que je n’avais pu empêcher.

J’ai craint d’attirer par ma présence le malheur sur mon fils, et j’ai eu la certitude qu’il fallait que je m’éloigne de lui.

J’avais remarqué que lorsque je l’effrayais et que, tout à coup, il se détournait et s’enfuyait, seule la présence d’une jeune paysanne italienne, Margherita, le calmait.

Elle le berçait, le caressait, l’endormait.

Anne de Buisson lui avait confié l’enfant dès le lendemain de sa naissance. Je l’ai observée : elle avait une beauté et une bonté rondes, à l’instar de son visage et de son corps.

Je l’ai vue souvent, agenouillée devant Vous, Seigneur, le front posé sur ses mains nouées. Je ne pouvais détacher les yeux de ses larges épaules, de sa nuque que j’apercevais sous sa coiffe.

J’ai pensé qu’elle pourrait être, pour mon fils Jean, l’Égypte.


Je l’ai appelée un matin, alors que Jean dormait. Je lui ai montré la grande chambre où je dormais.

— Ce sera la tienne, lui ai-je dit. Tu vivras ici avec Jean. Sa mère est morte. Remplace-la.

J’ai tendu les bras vers sa poitrine. J’ai effleuré ses seins qui gonflaient sa robe de toile épaisse et grise.

Elle s’est agenouillée devant moi, secouant la tête, murmurant :

— Non, non.

— Tu ne veux pas ?

— Jean, oui, a-t-elle chuchoté.

J’ai baissé les bras. J’avais honte de mes instincts, de mon désir, de la folie qui pouvait naître de ma mémoire.

J’avais peur de moi, de la passion que j’éprouvais pour mon fils.

— Aime Jean mieux que je ne pourrais le faire. Je ne te demande rien d’autre.


J’ai quitté le Castellaras de la Tour sans revoir mon fils. Mieux valait que sa main fût serrée par celle d’une femme qui n’avait jamais été souillée par le sang des hommes.

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