33.

Le bourreau que le moine prophète annonçait, clamant devant nos bivouacs sa haine du misérable Henri III, ce fut un autre moine, un dominicain chétif de corps, à la courte barbe noire, aux yeux brillants de fou, qui se nommait Jacques Clément.

Il planta un long couteau à manche noir dans le bas-ventre du roi qui, chausses défaites, à demi nu, le recevait, assis sur sa chaise percée, le matin du 1er août 1589, dans la chambre de sa demeure de Saint-Cloud.


J’avais passé la nuit assis devant l’un des feux allumés par nos soldats, non loin des remparts de Paris d’où parfois les ligueurs nous tiraient une arquebusade.

Autour de moi, enroulés dans leurs manteaux, veillaient Séguret et Jean-Baptiste Colliard parmi d’autres gentilshommes huguenots. À quelques pas, tête baissée, le menton sur la poitrine, Henri de Navarre somnolait.

Nous devions attaquer Paris dès le lendemain.

Je n’avais pu fermer l’œil, priant pour que Dieu protège mon fils et sa mère.


Un courrier arrivé de Provence dans l’après-midi m’avait informé que des bandes de ligueurs parcouraient la campagne, plus nombreuses de jour en jour, harcelant châteaux et villages restés fidèles à Henri III et à Henri de Navarre. Ils pillaient et massacraient au nom de Dieu et de la Saint Église, sûrs d’être absous puisque les prêcheurs leur répétaient que celui qui tue l’hérétique ou l’excommunié fait œuvre pie.

J’étais sûr, Seigneur, que Vous n’aviez pas voulu cela. Mais les démons montent ainsi en chaire et, sacrilège, se parent des habits sacerdotaux. L’inquiétude me rongeait le cœur. J’étais si loin de mon Jean et d’Anne de Buisson ! Ils étaient en Votre sauvegarde, Seigneur, mais peut-être vouliez-Vous me punir d’avoir, durant quelques années, blasphémé, douté de Vous. Je savais que Vous teniez le compte exact des actions des hommes et que Vous pouviez les punir en frappant ceux qu’ils aimaient.

J’aimais Jean et sa mère. Je souffrais de les imaginer pourchassés, encerclés par les massacreurs. J’en avais tant vu à l’œuvre qu’à chaque instant un flot de sang et des cris envahissaient ma mémoire.

Tout au long de cette nuit, je n’ai pu chasser de ma vision ce corps de nourrisson emmailloté dans des linges rouges. Et quand j’ai entendu le galop d’un cheval, que j’ai vu son cavalier foncer vers nous, j’ai aussitôt bondi, craignant qu’il ne soit le messager de la mort des miens.


Il a sauté à terre. J’ai reconnu un gentilhomme huguenot. Il s’est penché vers Henri de Navarre, lui a soufflé quelques mots ; le Béarnais a tressailli. Je suis allé vers lui en compagnie de Séguret et de Jean-Baptiste Colliard.

Henri de Navarre s’est adressé à moi d’une voix étouffée.

— Mon ami, le roi vient d’être blessé d’un coup de couteau dans le ventre. Allons voir ce qu’il en est. Venez avec moi.

À quelques-uns nous sommes partis à bride abattue vers Saint-Cloud.

Et je Vous ai remercié, Seigneur, de ne pas m’avoir frappé.


J’ai d’abord aperçu dans la cour de la maison du roi le corps transpercé de coups d’épée et brisé de l’assassin que les gardes du roi avaient frappé de leurs lames avant de le précipiter par la fenêtre de la chambre.

C’était ce dominicain, ce Jacques Clément, au visage ensanglanté, car le monarque l’avait frappé au visage avec le couteau qu’il avait arraché de sa plaie au ventre, criant : – Ah, méchant, tu m’as tué ! Ce moine n’était plus qu’une défroque maculée.


Dans la chambre, le roi, le front blanc couvert de sueur, se tient les entrailles à deux mains.

Henri de Navarre s’approche. Je le suis parmi la foule de gentilshommes éplorés.

Les chirurgiens entourent Henri III et je lis, sur leurs visages qui se voudraient impassibles, que la mort est à l’œuvre, qu’elle creuse le corps royal, qu’ils le savent et le taisent.

J’entends la voix haletante du roi, auquel Henri de Navarre a baisé les mains.

— Mon frère, dit-il, voyez comme vos ennemis et les miens m’ont traité !

Il s’arrête, sa tête retombe. Sa respiration est rauque.

J’ai entendu de si nombreux râles, sur le pont de la Marchesa, dans la rue des Fossés-Saint-Germain, en tant d’autres lieux sanglants, que je reconnais cette plainte funèbre.

— Il faut que vous preniez garde qu’ils ne vous en fassent autant, reprend-il.

Il tousse, les mains à nouveau posées sur son ventre.

— Mon frère, continue-t-il, je le sens bien, c’est à vous de posséder le droit auquel j’ai travaillé pour vous conserver ce que Dieu vous a donné. C’est ce qui m’a mis en l’état où vous me voyez. Je ne me repens point, car la justice de laquelle j’ai toujours été le protecteur veut que vous succédiez après moi à ce royaume dans lequel vous aurez beaucoup de traverses, si vous ne vous résolvez point à changer de religion.

Il se redresse.

— Je vous y exhorte autant pour le salut de votre âme que pour l’avantage du bien que je vous souhaite.

Il lève la main et, d’un lent mouvement, trace un cercle :

— Messieurs, dit-il, approchez et écoutez mes dernières intentions sur les choses que vous devez observer quand il plaira à Dieu de me faire partir de ce monde… J’ai été contraint d’user de l’autorité souveraine qu’il avait plu à la Divine Providence de me donner sur mes sujets rebelles pour éviter la subversion générale de cet État. Mais comme leur rage ne s’est terminée qu’après l’assassinat qu’ils ont commis en ma personne, je vous prie comme mes amis, et vous ordonne comme votre roi, que vous reconnaissiez après ma mort mon frère que voilà, que vous lui ayez la même affection et fidélité que vous avez toujours eue pour moi, et que, pour ma satisfaction et votre propre devoir, vous lui prêtiez serment en ma présence…

Je vois les larmes couler sur le visage de Henri de Navarre.

J’entends les sanglots des gentilshommes. Ils jurent fidélité au roi de Navarre, et disent au mourant qu’ils obéiront à ses commandements.

Je pleure aussi, appuyé à l’épaule de Michel de Polin, qui murmure :

— Dieu nous donne un nouveau roi. Que la paix soit avec lui !

C’est la nuit, le silence. On prie. On dit la messe. Le roi se confesse.

Tout à coup, sa voix pourtant si faible, enrouée, hésitante, impose silence.

— Je n’y vois plus, dit-il. Le sang va me suffoquer.

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