12.
« Illustrissimes Seigneuries,
On a voulu tuer d’un coup d’arquebuse l’amiral de Coligny, ce jour, vendredi 22 août 1572, vers onze heures.
Le chef huguenot n’est que blessé.
Il a été transporté dans sa demeure, l’hôtel de Ponthieu, situé rue de Béthisy, à quelques pas seulement de l’hôtel de Venise où j’écris.
Le chirurgien du roi, Ambroise Paré, dont on dit qu’il est lui-même huguenot, a soigné l’amiral.
Le bras et la main gauche de Coligny sont lacérés et brisés. Ambroise Paré a dû tailler dans les chairs, difficilement, pour trancher l’index et extraire du coude une balle de cuivre.
Coligny a montré un grand courage, répétant seulement, selon ce que m’a rapporté Guillaume de Thorenc, qui s’est tenu près de lui durant toute l’opération : “Mon Dieu, ne m’abandonnez pas dans l’état où je suis !”
Il a demandé à Thorenc que l’on fasse distribuer aux pauvres de Paris une aumône de cent écus d’or pour remercier Dieu de l’avoir protégé. Car l’intention d’homicide était manifeste.
La balle était percée et munie de broches pour que la plaie fut large, les déchirures des organes et l’hémorragie mortelles.
Mais il fallait pour cela atteindre la poitrine ou la tête.
Or Coligny, au moment où le tueur faisait feu, s’est incliné en arrière et le bras gauche fut seul atteint.
Coligny a donc survécu, même si l’on craint une enflure du corps et les fièvres. Or rien n’est plus lourd de conséquences qu’un crime raté. Ceux qui ont organisé l’embuscade sont l’objet de toutes les vengeances sans avoir tiré profit de leur acte.
Au moment où j’écris, en cette fin de journée du vendredi 22 août, plusieurs centaines de gentilshommes huguenots, accompagnés de leurs domestiques, sont réunis devant l’hôtel de Ponthieu et réclament le châtiment des coupables, accusant le duc de Guise, la reine mère Catherine de Médicis, Henri d’Anjou et même le roi d’avoir armé le tueur.
Celui-ci ne peut avoir agi seul. Son crime avait été minutieusement préparé.
J’ai été sur les lieux de l’embuscade.
Coligny était encore à terre, entouré par la quinzaine de gentilshommes huguenots qui lui faisaient escorte.
Je l’ai entendu dire d’une voix forte, alors même que le sang couvrait son flanc gauche :
— Voyez comment sont traités les gens de bien en France ! Le coup vient de la fenêtre où il y a une fumée…
La maison où se tenait embusqué le tueur est située à l’angle de la rue des Poulies et de la rue des Fossés-Saint-Germain.
Elle n’est séparée de l’hôtel de Venise que par deux petites habitations.
C’est pourquoi j’ai entendu les détonations.
Pour moi, en effet, il y a eu deux coups d’arquebuse. J’ai d’ailleurs appris par Jean-Baptiste Colliard, l’un des gardes de Coligny, que l’on avait retrouvé une deuxième balle sur le sol de la rue des Poulies. Mais l’émotion était trop grande pour que l’on prêtât attention à ce détail.
Les gentilshommes huguenots s’étaient précipités vers la maison d’où le tireur avait fait feu. J’ai vu l’arquebuse encore fumante, la fenêtre grillagée derrière laquelle le tueur s’était tenu à l’affût, dissimulé par des draps pendus devant la croisée, comme si la demeure avait été habitée par quelque honorable famille soucieuse de faire sécher son linge au soleil du matin.
En interrogeant les domestiques, on a su que la maison appartenait à l’un des précepteurs du duc de Guise. Les Guises ont dont été aussitôt accusés d’être les ordonnateurs de l’attentat.
Je me suis rendu au milieu de l’après-midi à l’hôtel d’Espagne pour recueillir les propos des ennemis jurés de l’amiral de Coligny que sont Enguerrand de Mons, le père Veron et Diego de Sarmiento, conseiller de Philippe II, envoyé à Paris pour influencer la cour de France et la surveiller.
L’endroit était rempli d’hommes en armes qui m’ont entouré, bruyants, soupçonneux et menaçants. Ils craignaient une attaque des gentilshommes huguenots et imaginaient que je pouvais être l’un de leurs espions.
On m’avait vu penché sur Coligny, rue des Fossés-Saint-Germain. J’avais conversé avec Guillaume de Thorenc et Jean-Baptiste Colliard : cela suffisait à me rendre suspect.
Je me suis fait connaître, mais, s’ils ont accepté de me laisser traverser la cour, ils n’en ont pas moins continué à m’accuser d’être l’ambassadeur d’une république qui avait traité avec les Turcs.
Pour ces hommes-là, l’Espagne est le seul pays digne de respect. Ils méprisent tous les autres.
J’ai rencontré Bernard de Thorenc, frère de Guillaume le huguenot. Assis sur l’une des marches de l’escalier, il m’a chuchoté le nom du tueur à l’arquebuse, un certain Maurevert, familier de l’hôtel d’Espagne. Maurevert aurait agi autant par foi que par esprit de lucre, la tête de Coligny étant depuis plusieurs années mise à prix cinquante mille écus.
— Maurevert est un loup, a lâché Bernard de Thorenc d’un ton las.
Il m’a cité plusieurs noms de ceux qu’il appelle les “hommes sombres”, spadassins, gens de sac et de corde au service de Diego de Sarmiento, des Guises et même de Henri d’Anjou et de la reine mère.
Thorenc avait besoin de se confier. Il m’a paru plus désespéré qu’indigné. L’accouchement prochain de jours sanglants lui semble fatal, et l’attentat manqué contre Coligny est à ses yeux un premier frisson annonçant les douleurs de cet enfantement.
Il m’a longuement parlé d’Anne de Buisson. Il craint pour la vie de cette jeune femme.
— Nous allons revivre un massacre des Innocents, a-t-il dit. Rien ne peut plus l’empêcher. Le sang appelle le sang. La mort se répand plus vite que la peste. Ce sera une épidémie.
J’ai deviné qu’il souhaitait que je lui propose d’accueillir à l’hôtel de Venise cette “innocente”, Anne de Buisson. J’ai fait mine de ne pas comprendre, lui rappelant que la Sérénissime ne pouvait prendre parti dans les guerres intestines.
Je l’ai laissé en plein désespoir.
Diego de Sarmiento, Enguerrand de Mons et le père Veron, que j’ai vus peu après dans la grand-salle de l’hôtel d’Espagne, ne m’ont pas caché qu’ils souhaitaient une grande lessive de l’hérésie.
Le peuple de Paris la réclamait. Il avait accueilli l’annonce de l’attentat par des cris de joie et des prières.
Les boutiques avaient fermé comme pour un jour de fête. On disait dans les rues qu’il fallait en venir aux mains et aux couteaux afin de tuer ces huguenots qui empoisonnaient l’esprit du roi, voulaient changer la religion du royaume. L’insolence de ces “hommes noirs”, de ces huguenots de guerre, était insupportable.
Quand le peuple avait appris que Coligny n’avait été que blessé, sa colère avait redoublé.
Veron a rapporté qu’on l’avait acclamé, à Saint-Germain-l’Auxerrois, lorsqu’il avait déclaré en chaire : “Dieu dresse toujours des obstacles sur la route des croisés afin de soupeser le courage des combattants de la Croix.”
Sarmiento et Enguerrand de Mons n’ont pas parlé religion, mais politique. Ils redoutent le désarroi et les hésitations de certains des instigateurs de l’embuscade, désarçonnés par l’échec de l’attentat.
— À la guerre, a conclu Sarmiento, celui qui ne termine pas ce qu’il a commencé est un homme perdu. Or, c’est une guerre que nous menons ici.
Quittant l’hôtel d’Espagne, rue Saint-Honoré, j’ai emprunté le chemin suivi ce matin-là par l’amiral de Coligny et les gentilshommes de son escorte, censés le protéger.
J’ai à nouveau rencontré plusieurs d’entre eux. Guillaume de Thorenc, Jean-Baptiste Colliard, Pardaillan et Séguret – ces deux derniers les plus enragés des huguenots – ont répété devant moi leur serment de venger l’amiral. Ils soupçonnent non seulement François de Guise, mais Henri d’Anjou et jusqu’à la reine mère.
Ils remarquent que Charles IX n’a pas assisté, ce matin, au Conseil privé qui s’est tenu à dix heures, au Louvre, en présence de Coligny. L’amiral n’a rencontré le roi qu’au moment où le Conseil se terminait. Le monarque se rendait au jeu de paume, rue de l’Autruche. C’est là qu’après l’attentat Guillaume de Thorenc et Séguret lui ont apporté la nouvelle.
Charles IX aurait alors brisé sa raquette en la jetant à terre. Il se serait écrié : “N’aurais-je donc jamais de repos ? Quoi, toujours de nouveaux troubles !” Séguret s’est demandé si cette indignation n’était pas feinte, car le roi s’est mis à table peu après, sans songer à se précipiter aussitôt au chevet de Coligny. Et l’on a su, à l’hôtel de Ponthieu, que Catherine de Médicis n’avait pas paru surprise à l’annonce de l’embuscade.
Pardaillan, un fier-à-bras au visage de reître, a hurlé, en brandissant son épée, que tous ceux qui avaient manigancé cette conspiration seraient châtiés, quels que fussent leur sang et leur rang.
Le roi cependant, accompagné de ses frères Henri d’Anjou et François d’Alençon, ainsi que de la reine mère, s’est rendu cet après-midi à l’hôtel de Ponthieu. Des murmures et quelques menaces ont accueilli l’arrivée de la famille royale. J’en ai été le témoin.
À ce que m’ont rapporté Guillaume de Thorenc, Colliard et Séguret, le monarque a conversé à voix basse avec Coligny, au grand dépit de Catherine de Médicis. Craignait-elle qu’il ne s’engageât à diligenter une enquête sur le complot dont elle était peut-être l’instigatrice ?
Charles IX a dit à Coligny d’une voix forte, pour que chacun l’entendît :
— Mon père, vous avez la plaie et moi la perpétuelle douleur, mais je renie mon salut que j’en ferai une vengeance si horrible que jamais la mémoire ne s’en perdra !
Et il a proposé à Coligny de se rendre au Louvre où il serait à l’abri d’éventuelles émeutes, qu’on pouvait redouter à de nombreux signes.
Coligny a refusé et le roi, au jugement de tous les témoins, a paru surpris et blessé, comme si l’amiral le soupçonnait de vouloir le séquestrer, l’occire ou, pis encore, mettait en doute la capacité royale de défendre le Louvre en cas de troubles dans la ville.
Charles IX a donc quitté l’hôtel de Ponthieu, contraint de passer au milieu d’une foule de protestants qui ont proféré une nouvelle fois de grosses injures et des menaces à son endroit.
Peu après, Henri de Navarre est arrivé et a été accueilli par des acclamations, comme s’il s’était agi d’un roi.
Il était accompagné de plusieurs gardes suisses qui ont commencé d’entreposer dans l’hôtel de Ponthieu des cuirasses et des arquebuses.
C’est donc que, dans le camp huguenot, on pense que l’embuscade est un commencement, qu’il faut s’apprêter au combat.
À écouter Séguret, Pardaillan, Jean-Baptiste Colliard ou Guillaume de Thorenc, il m’a semblé entendre Enguerrand de Mons, Diego de Sarmiento ou les spadassins regroupés dans la cour de l’hôtel d’Espagne.
L’embuscade contre Coligny a ravivé toutes les plaies, attisé toutes les rancunes. J’ose, Illustres Seigneuries et Vénérable Doge, formuler cette certitude : la gangrène va se répandre dans les heures qui viennent et toucher l’ensemble du pays.
On a déjà vu, sur la rive gauche de la Seine, autour du pré aux Clercs, des hommes en armes se former en cortège ; les compagnies d’archers dépêchées par le prévôt des marchands et les échevins, n’ayant pu les disperser, se sont regroupées autour de l’Hôtel de Ville.
Rumeurs et émotions ont enflammé au cours de la journée tous les quartiers.
On a affirmé que le tueur Maurevert avait parcouru les rues au grand galop en criant : “L’amiral est mort ! Vous n’avez plus d’amiral de France !”
Les ordres du roi, d’avoir à le poursuivre et à s’emparer de lui, n’ont pas été exécutés.
Ce n’est qu’un mystère de plus dans cette affaire qui demeure bien ténébreuse.
J’ai entendu deux détonations, et l’on n’a trouvé qu’une arquebuse que Maurevert, à l’évidence, n’a pas eu le temps de recharger. Il y avait donc un second tueur. Mais nul ne s’en est soucié.
On a accusé le duc de Guise d’être l’âme de la conspiration et d’avoir permis au tueur de se poster dans cette maison devant laquelle Coligny passait chaque jour.
Mais peut-être d’autres acteurs se dissimulent-ils derrière les Guises. On a vu cet après-midi Catherine de Médicis et son fils Henri d’Anjou se promener en compagnie de Diego de Sarmiento et d’Enguerrand de Mons dans les jardins des Tuileries. Ces longs conciliabules ont fait penser que là se trouvaient les véritables instigateurs de l’embuscade.
Sarmiento agissait dans l’intérêt du roi d’Espagne ; la reine mère voulait arracher Charles IX à l’influence de Coligny et garder entre ses mains le pouvoir qui risquait de lui échapper.
Les promeneurs des Tuileries devaient mesurer toutes les conséquences du crime raté, car les huguenots savent désormais que c’est à eux qu’on en a voulu en visant Coligny.
La paix entre les deux camps, qu’était censé sceller le mariage de Marguerite de Valois et de Henri de Navarre, est donc rompue.
Qu’adviendra-t-il ?
Les huguenots sont en force dans Paris. Mais le roi est maître de la ville.
Que décidera-t-il ?
Ses conseillers les plus proches, la reine mère Catherine, son frère Henri d’Anjou, les prédicateurs, le peuple qui attend l’ange de Dieu qui purifiera Paris sont favorables au grand égorgement des huguenots.
Mais ceux-ci peuvent aussi agir les premiers.
Dans la lourde chaleur de ce vendredi 22 août, l’orage est sur le point d’éclater sans qu’on sache, Illustres Seigneuries, qui la foudre frappera d’abord. »