38.
« Illustrissimes Seigneuries,
J’ai été reçu ce jour par le roi de France et de Navarre en audience solennelle en sa demeure de Tours.
Le roi était arrivé la veille de Vendôme, ville qu’il venait de conquérir et où les chefs ligueurs ont été pendus, les maisons pillées par les soldats. Mais, à la demande de Sa Majesté, les églises avaient été sauvegardées.
Le roi et les gentilshommes huguenots m’ont paru sûrs de leur victoire sur le duc de Mayenne. La bataille d’Arqués les a persuadés que les ligueurs seront bientôt chassés de Paris.
— Si la fortune nous veut rire, m’a dit Henri IV, je vous assure que ni le mauvais temps ni les mauvais chemins ne m’empêcheront de la suivre en quelque part qu’elle se présente, et j’espère bientôt me reposer à Paris après en avoir chassé le duc de Mayenne.
Les nobles catholiques qui se sont ralliés à Henri IV sont plus réservés. Enguerrand de Mons m’a confié son inquiétude et son dépit. Le Béarnais n’évoque plus sa conversion.
— Henri peut vaincre la Ligue, m’a dit de Mons, mais le peuple parisien ne l’acceptera que si le roi entend la messe. Or il préfère écouter la lecture de la Bible. Les huguenots qui l’entourent l’entretiennent dans l’idée qu’il doit rester de sa religion et que le royaume sera huguenot à la manière de l’Angleterre ou des Provinces-Unies. Mais nous ne le suivrons pas.
Enguerrand de Mons m’a demandé de faire comprendre au monarque que notre reconnaissance allait au souverain qui s’était engagé à renoncer à sa cause, et non à celui qui s’obstinerait dans l’hérésie.
Je me suis bien gardé de lui en parler.
Henri IV n’ignore pas que le roi d’Espagne et son envoyé, Diego de Sarmiento, tentent de rassembler tous les princes chrétiens. Philippe II appuie le cardinal Charles de Bourbon, celui que les ligueurs appellent Charles X et qu’ils ont reconnu comme roi de France. Mais l’homme est vieux et prisonnier des huguenots !
Sarmiento m’a fait parvenir un courrier dans lequel il regrette – et s’indigne – que notre Sérénissime République ait pu apporter son appui à un souverain hérétique, alors qu’il faut “extirper du royaume de France l’hérésie, et non la soutenir, qu’il y va du salut de la sainte Église catholique”.
Il m’indique que Philippe II est prêt à envoyer deux armées dans le royaume de France pour le délivrer des huguenots.
Alexandre Farnèse, leur meilleur chef de guerre, se serait mis en route avec les troupes espagnoles des Pays-Bas.
La guerre va donc continuer, plus cruelle encore.
Bernard de Thorenc, l’un de ces catholiques ralliés à Henri IV, m’a fait le récit de la bataille d’Arqués et de celle d’Ivry qui s’est déroulée le 11 mars. Le roi s’y est montré grand et valeureux capitaine :
“Mes compagnons, a-t-il dit avant de charger, Dieu est pour nous. Voici Ses ennemis et les nôtres, voici votre roi ! À eux ! Si vos cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon panache blanc, vous le trouverez au chemin de la victoire et de l’honneur !”
Il a remporté la victoire sans avoir pu forcer les défenses de Paris. On dit que le sol était jonché de ligueurs tués au combat ou, comme le furent tous les lansquenets, égorgés après la bataille.
Bernard de Thorenc et d’autres gentilshommes catholiques sont las de ces massacres qui affaiblissent le royaume. Ils s’étonnent que Henri IV continue de se dire huguenot, priant comme un hérétique et parmi les gens de sa cause, et répétant : “Dieu me conduit.”
À Tours, cependant, le clergé catholique l’a accueilli avec transport, entonnant des hymnes à sa gloire :
Chantons Henri notre grand prince
Tout le clergé de la province
Chante son nom de banc en banc
Prions que la paix il apporte
Afin que les trois lys qu’il porte
Ne soient plus entachés de sang !
Ces prêtres ont même assisté au châtiment infligé au père Veron, un prêcheur dominicain fait prisonnier sous les murs de Paris. On l’a jugé pour avoir poussé au régicide le moine Jacques Clément et avoir exalté sa mémoire.
Il a été écartelé sur la place de Tours devant un grand rassemblement du peuple.
Lorsque le corps s’est déchiré, la foule a crié sa joie. Les membres du père Veron ont été brûlés et ses cendres dispersées au vent.
Le roi s’est montré fort satisfait de ses victoires d’Arqués et d’Ivry, ainsi que de ce châtiment.
Il a dit à Bernard de Thorenc :
— Dieu me continue Ses bénédictions comme Il l’a fait jusqu’ici.
Thorenc et quelques autres – ainsi, Michel de Polin – ne voient plus le dessein de Dieu dans cette suite de guerres et de massacres. Il m’a répété :
— Dieu ne choisit pas entre les hommes, qu’ils soient rois ou manouvriers. Chacun est libre de Lui être fidèle ou bien d’oublier Ses enseignements. Puis Dieu juge.
Henri n’est pas souverain à s’inquiéter du jugement de Dieu. Il ne doute pas de la bienveillance du Seigneur.
— Je fais bien du chemin, m’a-t-il dit au cours de cette audience solennelle, et vais comme Dieu me conduit, car je ne sais jamais ce que je dois faire. Au bout, cependant, mes faits sont des miracles que le Seigneur a voulus.
Mais il est plus retors qu’il ne veut bien le paraître.
Pour l’heure, il goûte les victoires d’Arqués et d’Ivry et ne se soucie pas de son abjuration, mais j’ose avancer, l’écoutant et l’observant, que si celle-ci lui paraissait nécessaire il s’y résoudrait.
Il veut rassembler autour de lui tous les sujets du royaume et les persuader que ce sont les ennemis de la France, les Espagnols, d’abord, qui se dressent contre lui.
Il m’a confié :
— S’il y a de la rébellion, elle vient de la boue et de la fange du peuple excité et ému par les factions des étrangers.
Ces propos sont d’un habile souverain décidé à vaincre à tout prix.
Votre dévoué serviteur, Vico Montanari. »