31.
Seigneur, j’ai vu le visage des assassins de Henri le Balafré !
Ce sont eux qui m’ont accueilli dans la salle du Conseil du roi.
Ils sont venus me renifler comme des chiens de meute pour s’assurer que j’étais bien Bernard de Thorenc, celui que leur maître Henri III avait souhaité rencontrer.
Et j’ai détourné les yeux pour ne pas croiser leurs regards, pour qu’ils ne lisent pas dans le mien le dégoût qu’ils m’inspiraient.
C’est dans cette même pièce du Conseil, que Henri le Balafré avait murmuré à Enguerrand de Mons : « J’ai froid. Le cœur me fait mal ! Qu’on me fasse du feu. »
Il portait un vêtement de satin bleu trop léger pour ce vingt-troisième jour de décembre.
Il s’était frotté les mains pour se réchauffer, avait réclamé des raisins de Damas, puis de la confiture de roses, et on ne lui avait apporté que des prunes de Brignoles qu’il avait commencé à manger quand Enguerrand de Mons lui avait dit que le souverain souhaitait le voir en particulier dans son vieux cabinet. Henri le Balafré avait suivi Enguerrand, insouciant, jusque dans la chambre du roi qu’il lui fallait traverser.
Je suis entré dans cette chambre.
J’ai vu sur le parquet les auréoles brunes qu’y a laissées le sang du Balafré.
Les sbires se sont jetés sur lui au moment précis où s’ouvrait la porte du vieux cabinet royal.
Ils ont crié :
— Traître, tu mourras !
Et lui s’est retourné et a hurlé :
— Ah, messieurs, messieurs, quelle trahison !
Il s’est accroché aux jambes de ses tueurs et s’est débattu avant de tomber là, au pied du lit royal. Nul n’a pris soin d’effacer les taches de son sang.
Il a murmuré :
— Ce sont mes offenses ! Mon Dieu ! Miséricorde !
Mais déjà le sang lui emplissait la bouche. On l’a enveloppé dans un manteau gris.
Personne ne sait avec sûreté ce que l’on a fait du corps criblé de trous.
L’a-t-on brûlé dans une salle du rez-de-chaussée du château avant de disperser les cendres dans la Loire ?
L’a-t-on enfoui dans la chaux vive aux côtés du cadavre de son frère, le cardinal de Lorraine, tué dès le lendemain ?
Ou bien l’a-t-on enterré anonymement dans le cimetière de quelque village ?
Le roi lui-même le sait-il ?
Je m’avance vers lui.
Je le dévisage sans pouvoir capter son regard. Je ne vois que la poudre sur ses joues, ses boucles d’oreilles, ses amulettes, son petit chapeau brodé.
Je me souviens de ces mots qu’on se répète dans l’entourage de Henri de Navarre, et ici même, au château de Blois : « Est-il, ce Henri, roi-femme ou bien homme-reine ? »
Et l’on ricane.
On croit, dit-on encore, se trouver « en face d’un roi » et l’on ne rencontre qu’une « putain fardée ».
Je m’incline devant celui que ses ennemis appellent « ce dégénéré de Henri, cet hypocrite bigot qui aime moins jouer le roi que le cagot ».
Il me touche l’épaule afin que je me redresse, me prend par le bras, familier et même tendre.
— Thorenc, me dit-il, vous êtes celui qui peut se faire entendre par mon cousin Henri de Navarre. Vous êtes celui en qui je place ma confiance. Je fais la guerre contre mon cousin sans la vouloir. Mais il le faut bien, si je ne veux pas que les ligueurs me chassent du trône et m’égorgent. Je suis contraint de continuer la guerre contre les huguenots, mais faites-leur savoir que je ne le veux point !
Nous sommes passés de son vieux cabinet à sa chambre.
Il s’arrête, les yeux rivés sur les taches brunes qui souillent le parquet.
— Ils m’ont indignement traité, moi, le roi, murmure-t-il.
Il se penche vers moi. Sa lèvre tremble.
— J’aurais bien volontiers accompli cet acte de justice par la voie ordinaire plutôt que par celle qui a été choisie et qui ne me plaît pas plus qu’à vous, Thorenc. Il y avait contre Henri et Louis de Guise plusieurs chefs de crime de lèse-majesté pour chacun desquels ils méritaient la mort. Mais ils avaient pris un tel pied et acquis tant de partisans dans le royaume et à la cour qu’il était impossible d’arriver à la fin recherchée par la voie ordinaire sans tout mettre sens dessus dessous.
Je me tais et deviens ainsi son complice.
— Thorenc, insiste-t-il, que puis-je ? Les théologiens de Paris viennent de délier mes sujets du serment de fidélité qu’ils me doivent. On les invite à me tuer comme si j’étais l’adversaire de la religion !
Il se signe.
— Dieu sait que je suis Son serviteur, mais les ligueurs, prêtres et moines, me nomment tyran, ils arment le bras d’assassins dont je sais qu’ils ne rêvent que de m’égorger. Ils détruisent à coups de masse mes armoiries et mes portraits…
Il porte la main à son visage comme s’il venait de recevoir un coup.
— Thorenc, il veulent me couper le cou ! Il faut bien que je me défende, dussé-je me servir des hérétiques et même des Turcs ! François Ier l’a fait contre Charles Quint, pourquoi ne le ferais-je pas contre le frère de Henri de Guise et de Louis, ce petit duc de Mayenne qui gouverne à Paris et a mis son épée au service du roi d’Espagne ?
Il me serre le coude.
— Vous avez été le compagnon de Diego de Sarmiento ? Cet homme-là, au nom de Philippe II, a tout fait et fera tout pour que je meure et pour que le royaume de France ne soit plus qu’un cadavre !
Il cherche fébrilement dans la manche de son pourpoint et en sort un billet froissé qu’il déplie, puis me le tend.
Je lis ces mots : « Pour entretenir la guerre en France, il faut sept cent mille écus tous les mois. »
— C’était dans les poches de Henri de Guise. Le prix qu’il réclamait, pour ses services, à Sarmiento.
Il s’éloigne d’un pas, puis revient vers moi.
— Vois Henri de Navarre, Thorenc. Aide-moi, aide-nous, aide le royaume à guérir de la guerre !
Je sais ce qu’il en est des maladies du royaume.
Leonello Terraccini est rentré de Paris. Je l’écoute, dans la demeure de Vico Montanari, raconter ce qu’il y a vu.
Le peuple de la capitale célèbre chaque jour, dans chaque rue, la mémoire des Guises. La cathédrale Notre-Dame est tendue de noir afin que n’apparaissent plus que leurs armoiries.
On brise à coups de masse les sépultures des proches du roi, « sangsues du peuple et mignons de tyrans ». On dénonce les « horribles assassinats perpétrés par le tyran, le vilain Hérode, faux roi et vraie putain ».
Quant au duc de Mayenne, au nom de la Sainte Ligue, il appelle Philippe II à l’aide.
Diego de Sarmiento a quitté la France pour l’Espagne afin d’apporter à son souverain le message des ligueurs.
« L’entente entre celui qui était notre roi, et qui n’est plus qu’un tyran sans foi, et la huguenoterie de Henri de Navarre est notoire, a écrit Mayenne. Apportez-nous votre appui, et vous aurez la gloire d’avoir rétabli l’Église et ce royaume vous en aura une perpétuelle obligation. »
J’ai hésité durant plusieurs jours.
Où étaient les grands élans de ma jeunesse quand je croyais que les monarques étaient les serviteurs de Dieu et que leurs actes ne visaient qu’à grandir Sa gloire et celle de Son Église ?
Où étaient le bel aveuglement et les grandes passions de mes années de combats en Andalousie, à Malte ou, avec la flotte de la Sainte Ligue, à Lépante ?
Je savais désormais que rien de ce que les hommes entreprennent, qu’ils soient manants ou rois, n’est limpide comme eau de source.
Seul Vous étiez, Seigneur, dans la clarté pure, mais Vous aviez quitté ce monde après nous avoir donné Votre souffrance, et nous n’étions plus que des aveugles qui tâtonnions.
Cependant, j’ai cédé aux bonnes raisons de Michel de Polin et de Vico Montanari. Il n’était pas nécessaire de croire à la sincérité des hommes, me disait Polin, et moins encore à celle des rois pour tenter d’empêcher que le pire ne survienne.
L’enfer sur terre, c’était la guerre fratricide entre chrétiens, entre sujets du même royaume de France.
J’ai donc quitté Blois en compagnie de Michel de Polin pour rencontrer Henri de Navarre dont les troupes, parties de La Rochelle, avançaient vers Tours.
Nous l’avons rencontré à Niort.
Le Béarnais passait toujours d’une couche à l’autre, on le croyait avec Diane d’Andoins, qui se faisait appeler Corisande, alors qu’il honorait une paysanne et lorgnait une jeune femme de dix-sept ans, Gabrielle d’Estrées.
Il vint à nous, les cheveux ébouriffés, le pourpoint ouvert, les gestes lents de qui vient de connaître l’épuisement heureux de l’amour, et il dit, en ouvrant les bras :
— Nous avons été quatre ans ivres, insensés et furieux. N’est-ce pas assez ?
Il baissa la tête, ferma les yeux comme pour se recueillir, reprendre force ; puis, allant et venant, il ajouta qu’il était prêt, si on l’instruisait, si on lui montrait une autre vérité que celle en laquelle il croyait, à s’y rendre et à prendre une autre religion que celle avec laquelle il avait servi Dieu dès le jour de sa naissance.
Mais on ne devait pas oublier qu’il était chrétien, alors qu’on était plus sévère avec lui que s’il avait été un barbare, un Turc !
Je l’écoutais.
Seigneur, il parlait de religion et de Vous avec légèreté, comme d’un sujet parmi d’autres. Mais au moins ne pouvait-on l’accuser d’hypocrisie, de mensonge ni de cagoterie, comme celle qu’affichait Henri III.
Henri de Navarre voulait le trône. Depuis l’assassinat des Guises, il s’en sentait plus proche. Il s’éloignait donc de sa religion réformée et j’entendais les murmures de certains de ses fidèles qui le trouvaient trop accommodant avec les papistes, trop peu soucieux de la vérité de sa foi.
En nous prenant tour à tour par les épaules, Michel de Polin et moi, il disait :
— Vous le savez, notre État est extrêmement malade ; la cause du mal est la guerre civile, maladie presque incurable de laquelle nul État n’échappa jamais… Quel remède ? Nul autre que la paix, qui fait l’ordre au cœur de ce royaume… qui, par l’ordre, chasse les désobéissances et malignes humeurs, purge les corrompus et les remplit de bon sang, de bonnes volontés ; qui, en somme, le fait vivre. C’est la paix, la paix qu’il faut demander à Dieu pour son seul remède, pour sa seule guérison ; qui en cherche d’autre, au lieu de le guérir, le veut empoisonner… Il faut avoir pitié de cet État. Catholiques serviteurs du roi autant que ceux qui ne le sont pas, nous sommes tous français. Il faut dépouiller les misérables ligueurs de guerre et de violences pour reprendre les haleines de paix et d’union, les volontés d’obéissance et d’ordre, les esprits de concorde.
Il pressait les deux mains sur sa poitrine, ajoutant qu’il ne permettrait jamais que les catholiques fussent contraints dans leur religion, et qu’il ferait respecter la liberté de chacun, huguenot ou catholique.
Il m’a tout à coup longuement fixé, effleurant du bout des doigts sa moustache et sa courte barbe.
— Qu’as-tu donc fait à la belle Anne de Buisson, Thorenc ? Tu la cloîtres ?
Il a ri.
— Un fils, a murmuré Michel de Polin. Un Jean de Thorenc.
Henri de Navarre s’est rembruni.
— Donnons-lui la paix, a-t-il murmuré avec gravité.