2.
Seigneur, j’ai traversé le royaume de France du Castellaras de la Tour jusqu’à la porte de Buci que j’ai franchie au début du mois de décembre de l’an de grâce 1571.
Des hommes de la prévôté de Paris m’ont fouillé, me demandant à qui j’appartenais, me dévisageant d’un air soupçonneux.
J’ai répondu que j’avais combattu les infidèles avec la Sainte Ligue, que nous avions vaincu la flotte du sultan et que je me rendais auprès d’Enguerrand de Mons, chevalier de Malte, ambassadeur de son ordre auprès du roi.
On m’a donné l’accolade.
Je n’étais pas l’un de ces fieffés huguenots qui louent des chambres dans tous les quartiers de Paris, y tiennent des conciliabules, cherchent à introduire dans la ville des armes courtes avec lesquelles ils pourront procéder à de rapides exécutions dans les logis ou les rues.
Il fallait que je me méfie de tous les gentilshommes aux vêtements austères et à la large fraise : ce sont là des affidés de l’amiral de Coligny, des rebelles réformés, des séditieux amiralistes, des huguenots de guerre !
Je me suis éloigné, longeant le pré aux Clercs, croisant des hommes en armes, des gens du peuple, des bateliers, des portefaix, des femmes qui, malgré le froid vif, étaient bras nus. Ils gesticulaient autour d’une grande croix dressée sur une pyramide de pierre gardée par des soldats du roi.
J’ai mis pied à terre.
On m’a entouré. Étais-je un gentilhomme des Guises, les vrais défenseurs de la foi ?
J’ai opiné, écouté. On disait qu’il fallait empêcher que cette croix ne soit renversée et détruite comme le voulaient les huguenots. Dans le traité de paix de Saint-Germain le roi leur avait promis qu’aucun monument évoquant les guerres passées entre protestants et catholiques ne devrait rester en place. Or cette croix rappelait que trois huguenots, Philippe Gastine et son fils Richard ainsi que son gendre Nicolas Croquet, avaient été condamnés à mort et étranglés en place de Grève le 1er juillet 1560. Coligny et les huguenots exigeaient que cette croix fut abattue, ce qui serait un gage de paix conforme à la promesse du roi.
La foule autour de moi s’indignait : cette croix avait été élevée pour célébrer la victoire de Dieu et de Son Église catholique sur le Mal. L’abattre revenait à accepter que le Démon l’emporte, que la condamnation des hérétiques soit effacée.
Et un capucin juché sur une borne a récité :
L’air demande à les étouffer
La terre à les réduire en cendres
Le feu à les ardre et chauffer
……………………………………………
Ceux qui répandront leur sang
Pour cette cause juste et bonne
Sont assurés que Dieu leur donne
Plein pardon de tous leurs péchés
Et si nous pardonnons au moindre
Dieu nous exterminera tous…
Je me suis éloigné.
Je savais qu’Enguerrand de Mons logeait rue des Poulies, sur la rive droite de la Seine, non loin de l’hôtel de Bourbon. Quant à Diego de Sarmiento que, je l’avais appris à Pise, Philippe II venait de désigner pour le représenter auprès du roi de France, lui aussi habitait dans le quartier du Louvre, rue Saint-Honoré.
J’ai traversé la Seine, croisant sur le pont au Change un cortège d’hommes et de femmes qui chantaient : La Croix de Gastine est notre Croix / Qui touche à la Croix est sacrilège / Qui renverse la Croix est damné / La Croix de Gastine est notre Croix…
Était-ce cela, la paix entre protestants et catholiques ?
Je n’avais rencontré tout au long de ma route que suspicion, haine, désir de mort et de guerre.
J’avais eu le sentiment que le Christ était un corps livré à la folie des hommes qui prétendaient l’aimer et se le disputaient comme des chacals une proie, chacune des meutes arrachant un lambeau de chair, écartelant ainsi le Dieu dont elles se réclamaient.
Presque à chaque pas j’ai pensé au visage du christ aux yeux clos que j’avais enfoui au côté de la dépouille de Michele Spriano.
J’ai compris, Seigneur, Ta tristesse et peut-être même Ton désespoir !
Et alors que j’avais le dessein de venger Michele Spriano, que j’étais décidé à brandir le glaive contre ces hérétiques qui l’avaient tué, contre mon propre frère qui les avait stipendiés, armés, j’en venais à me demander, accablé, si être fidèle au Christ ce n’était pas d’abord chercher à unir tous ceux qui croyaient en lui et à conquérir les âmes qui ignoraient son enseignement, qu’il s’agisse d’infidèles ou de païens.
Mais tel n’était pas le but des humains sur cette terre.
À chaque fois que j’entrais dans un village ou une ville, je commençais par me demander au nom de quelle religion du Christ on allait me tuer.
M’égorgerait-on en célébrant le pape ? Me brûlerait-on en invoquant Calvin ?
Dans toute la région de Nîmes que j’avais parcourue sous un ciel aussi étincelant qu’une lame d’acier, les statues des saints et de la Vierge Marie gisaient, mutilées, fracassées, devant les églises dont les tympans sculptés avaient été brisés à coups de masse.
Parfois les clochers eux-mêmes avaient été renversés et gravats et poutres s’amoncelaient au milieu de la pauvre nef saccagée.
On m’entourait. On me menaçait.
Les hommes étaient tout en noir, la dague ou l’épée au côté, l’arquebuse à l’épaule, une large fraise empesée accentuant la sévérité de leurs traits.
Souvent en coiffe blanche, les femmes portaient des robes sombres au col boutonné jusqu’au menton.
Un bonnet plat et noir cachant ses cheveux, une longue tunique masquant son corps, le pasteur m’interrogeait.
Comme je l’avais déjà fait des années auparavant, je me servais de mon nom comme d’un bouclier. J’étais Bernard de Thorenc, le frère de Guillaume, l’un des proches de l’amiral de Coligny, et le fils de Louis, mort à Saint-Quentin en résistant aux Espagnols.
On se déridait. On me racontait comment on avait mis en déroute les papistes, saccagé les églises, tué moines et religieuses, ces âmes corrompues, ces êtres de vice et de mensonge, ces usurpateurs de la foi du Christ, ces vendeurs d’indulgences à la panse rebondie, ces maîtres de la débauche.
Je me dérobais lorsqu’ils me proposaient de participer à leur culte, d’écouter leurs prêches, leur lecture de la Bible.
Je laissais entendre que, chargé d’une mission, je devais rejoindre Paris au plus vite.
On me questionnait : était-il vrai que l’on préparait le mariage de Marguerite de Valois, la fille de la reine mère, la noire, l’empoisonneuse Catherine de Médicis, complice des Espagnols, et de Henri de Navarre-Bourbon, le prince de Béarn, fils de Jeanne d’Albret, la reine huguenote ?
Allait-on se laisser prendre à ce piège ? était-ce le prix à payer pour pouvoir enfin prier comme il le fallait ?
Je répondais par des mimiques et m’éloignais au plus vite.
J’avais hâte de me retrouver seul sur les chemins avec mes deux chevaux, dans cette campagne dénudée par l’automne et sous ce ciel glacé.
La solitude me rassurait alors que j’aurais pu craindre brigands, écorcheurs et rançonneurs de toutes sortes. Mais ils me semblaient moins cruels et menaçants que ces hommes de religion qui voyaient dans l’inconnu non pas le simple possesseur d’une bourse remplie d’écus qu’il fallait dépouiller de son bien, mais Satan qu’on devait tuer.
Seul sur ces chemins, dormant dans l’anfractuosité d’une roche ou payant mon écot dans une auberge, voire chez un paysan, j’étais rassuré. Mais la crainte me saisissait dès que je franchissais une poterne.
Dans chaque village au-delà de Lyon on m’a demandé en me visant avec une arquebuse si j’étais huguenot, hérétique.
Je racontais la bataille de Lépante, ma guerre contre les infidèles à Malte, ma croisade en Andalousie contre les Maures.
Je leur parlais des chiourmes et des bagnes d’Alger.
Rassurés sur mon appartenance, ils m’écoutaient à peine, soucieux qu’ils étaient seulement d’extirper l’hérésie.
J’étais de leur foi, de leur Église. Je priais avec eux.
J’écoutais le prêtre clamer en chaire qu’il fallait tuer le huguenot, quel qu’il fut, père, frère ou sœur. Point de pitié pour celui qui portait le germe du Mal !
— Quand ton frère, continuait le prêtre, fils de ta mère, ou ton fils, ou ta fille, ou ta femme qui est en ton sein, ou ton prochain, lequel t’est comme ton âme, te viendra inciter à servir un autre Dieu, d’une autre manière, ne l’écoute pas, ne lui fais pas miséricorde ! Occis-le ! Ta main sera sur lui la première pour le mettre à mort, et après la main de tout le peuple !
Et l’on me montrait la fosse où l’on avait enfoui les corps des huguenots de guerre, ceux de leurs femmes hypocrites dont on avait purgé le village.
Seigneur, fallait-il qu’en Votre nom on s’entre-tue, on se dévore ?
Seigneur, était-ce cela la paix ?
À Paris, en écoutant les cris de la foule autour de la Croix de Gastine ou sur le pont au Change, j’ai su que la Seine, comme la mer à Lépante, allait être rougie par le sang humain.