23.

— Qu’ils crèvent tous !

J’ai crié ces mots en quittant Nérac sous un déluge qui me glaçait les os.

Mort-Dieu !

J’ai blasphémé en éperonnant mon cheval jusqu’à ce qu’il tombe, jambes brisées, après avoir heurté un arbre que le vent avait déraciné et qui barrait le chemin.

Il a tenté de se redresser, sa croupe agitée de soubresauts.

Je me souviens que j’ai caressé son encolure, ému aux larmes, prêt à m’agenouiller, à Vous implorer, Seigneur, pour lui et pour moi.

Et puis j’ai reculé d’un pas.

Mort-Dieu !

Vous m’aviez infligé la plus humiliante, la plus inattendue des souffrances ! Que pouvais-je craindre de l’enfer ? J’étais déjà au fond de l’abîme, le corps broyé, écorché vif.

Celle que j’aimais, celle que Vous aviez mise sur ma route, à qui j’avais sauvé la vie – ce que Vous aviez permis, Seigneur –, respirait à présent la puanteur de l’hérétique, qu’il fut roi de Navarre ou mon propre frère !

Qu’avais-je à attendre de Vous, mort-Dieu ?

Elle l’avait dit, cette putain blonde, cette huguenote : Dieu choisit les hommes qu’il veut sauver.

Mort-Dieu, Vous ne m’aviez pas élu ! Vous me replongiez le visage dans la fange !

J’ai cherché mon cornet à poudre. J’ai armé mon pistolet. Mais l’amorce était trempée par cette pluie qui n’avait pas cessé.

Vous vouliez donc que ce cheval agonise, qu’il soit la proie des loups qui viendraient le flairer, le déchiqueter encore vivant !

C’était cela, le monde, mort-Dieu !

J’ai tué mon cheval en lui tranchant la gorge et le sang a jailli, me couvrant les mains, chaud, brûlant même.

Mort-Dieu, c’était cela, la vie !

Point de paix ! Point de pitié ! Point d’entente entre sujets du même royaume ! Mais la guerre !

Qu’ils crèvent tous, mort-Dieu !


J’ai vécu la tête pleine de ces pensées durant des mois et même des années.

Vico Montanari s’étonnait. Je refusais de rencontrer Michel de Polin, qui continuait d’espérer que Henri de Navarre et Henri III firent alliance pour établir la paix dans le respect des religions de l’un et de l’autre. N’étaient-elles pas toutes deux issues de l’enseignement du Christ ?

« Ne vaudrait-il pas mieux ouïr cinq cents messes tous les jours ou cinq cents lectures de la Bible, que d’allumer une guerre civile ? » disait Michel de Polin.

Je ricanais lorsque Montanari me rapportait ces propos.

J’avais vu le porc de Navarre entouré de ses truies, qu’elles eussent pour noms Anne de Buisson, la Petite Fosseuse, la comtesse de Guiche ou la reine Margot, sans oublier toutes ces autres, servantes et paysannes, châtelaines et suivantes, filles vierges ou épouses rouées.

J’étais son ennemi.

Qu’on le tue ! Qu’ils crèvent tous !

Le père Veron ne prêchait-il pas que le devoir de tout catholique était de livrer à Dieu le corps mort de l’hérétique ?

J’étais de cet avis.

Diego de Sarmiento me serrait contre lui.

— Tu es de Castille ! se rengorgeait-il.

Il m’envoya auprès de Henri le Balafré, duc de Guise, lui remettre les milliers de doublons que lui offrait Philippe II pour lever des troupes qui, le jour venu, pourraient servir les desseins de l’Espagne, vaincre l’armée huguenote et porter sur le trône de France un roi décidé à soutenir la politique espagnole, en lieu et place de ce Henri III qui balançait comme une femme.

Je déposai devant Henri de Guise les sacs remplis de pièces d’or.


J’approuvais Diego de Sarmiento, Enguerrand de Mons, les pères Verdini et Veron quand ils s’indignaient des propos tenus par Henri III à ses mignons.

Le frère de Henri III étant mort, c’était désormais Henri de Navarre qui se trouvait être l’héritier du trône.

J’imaginais déjà les bals et les banquets donnés au Louvre, mon frère Guillaume s’avançant vers le nouveau souverain, accompagné de son épouse, Anne de Buisson.

Mort-Dieu, n’avais-je donc vécu que pour assister à cela ?

Que pour entendre Henri III dire, en tendant ses mains baguées vers le feu de la cheminée :

— Je reconnais le roi de Navarre pour mon seul et unique héritier. C’est un prince bien né et de bon naturel. Mon naturel a toujours été de l’aimer et je sais qu’il m’aime. Il est un peu colère et piquant, mais le fond en est bon. Je m’assure que mes humeurs lui plairont et que nous nous accommoderons bien ensemble…

Il fallait à tout prix empêcher cela !


J’assistais à des conciliabules secrets entre le duc de Guise, Diego de Sarmiento, Enguerrand de Mons, les pères Veron et Verdini, et quelques autres gentilshommes. On y parlait à voix basse, mais parfois quelqu’un s’écriait : « Ils nous égorgeront ! Ils se vengeront. Ce sera une Sainte-Barthélemy des catholiques, le peuple le sait. Il ne veut pas de ce roi huguenot ! »

On décida de distribuer des armes aux bourgeois de Paris.

Le père Veron prêchait que « les sujets ne sont pas tenus de reconnaître ni de soutenir la domination d’un prince dévoyé de la foi catholique et relaps ».

On se réunissait au château de Joinville. Sarmiento ou Rodrigo de Cabezón y parlaient en maîtres. Il fallait créer une Sainte Ligue perpétuelle qui choisirait un autre héritier à Henri III et n’accepterait jamais qu’un hérétique accédât au trône de France, celui du roi Très Chrétien.

Et Diego de Sarmiento ajoutait que si, pour l’empêcher, il fallait d’abord chasser Henri III, eh bien, on l’en chasserait !

Car ce roi à mignons, ce pratiquant de l’amour inverse avait beau s’agenouiller dans toutes les églises de Paris et conduire les processions, il n’en était pas moins l’allié des hérétiques, écrivant par exemple à Henri de Navarre :

« Je vous avise, mon frère, que je n’ai pu empêcher, quelque résistance que j’aie faite, les mauvais desseins du duc de Guise. Il est armé. Tenez-vous sur vos gardes et n’attendez rien. Je vous enverrai un gentilhomme à Montauban qui vous avertira de ma volonté. »

Et c’était l’un de ses mignons, le duc d’Épernon, qui était parti pour les provinces huguenotes.

— Celui-là, disait Sarmiento, on l’empalera !

Il se tournait vers moi. La peau de son visage s’était fripée, la barbe était devenue grise, mais le temps n’avait pas terni son regard.

Penché vers moi, il m’interrogeait : est-ce que je me souvenais des bourreaux de Dragut-le-Cruel qui plongeaient dans les entrailles des chrétiens un épieu rougi au feu ?

— Ce qu’ils ont fait, nous le ferons à Navarre et à quelques autres, concluait-il.


Je ne baissais pas les yeux.

Mort-Dieu, je voulais qu’ils souffrent, ceux qui m’avaient écorché vif !


Telle fut ma vie de haine et de blasphème, pleine de désir de vengeance.

J’ai honte aujourd’hui de l’écrire, mais j’ai vécu ainsi.

Je ne priais plus, Seigneur, Vous le savez.

Je me réjouissais que le père Verdini nous lise la bulle d’excommunication que le pape Sixte Quint avait publiée contre Henri de Navarre et son cousin Henri de Condé, « génération bâtarde de l’illustre et si signalée famille des Bourbons ».

Mais ce n’était plus, pour moi, en ce temps-là, le jugement du descendant de l’apôtre Pierre, et donc une parole sacrée, mais une arme de plus dans cette guerre qui m’opposait à ceux qui m’avaient blessé.

Finie, la compassion !

Oubliées, l’espérance de paix, et mes indignations de chrétien face à ces rois, ces princes, ces gentilshommes qui se servaient de la religion pour satisfaire leurs démons !

J’étais devenu l’un d’eux.

J’assistais aux messes. Je communiais. Je vouais les hérétiques à la damnation. Je portais la bannière d’un bon catholique. Je respectais le rituel. J’accomplissais les gestes du croyant. Je remuais les lèvres pour faire croire que je priais.

Mais je Vous avais chassé de mon cœur, Seigneur !

J’étais devenu un homme de guerre.

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