15.

« Illustrissimes Seigneuries,

Je n’ai pu avant ce jour, jeudi 28 août 1572, vous rapporter les événements extraordinaires et sanglants survenus à Paris depuis le dimanche 24, jour de la Saint-Barthélemy.

Les portes de la ville ayant été fermées et les barques enchaînées aux rives de la Seine dès le samedi 23 sur ordre du roi, aucun courrier n’a pu quitter Paris jusqu’à aujourd’hui.

Ce jeudi 28, les portes ont été rouvertes et, au regard de ce qui s’est passé quatre jours durant, la ville est calme.

Je l’ai parcourue.

Des potences ont été dressées aux carrefours et portent des grappes de pendus. La corde noue ensemble pillards et huguenots. Les corbeaux par dizaines coassent au-dessus des gibets ; les yeux et les entrailles des morts ne sont que chair à picorer.

Mais la pendaison est un privilège auquel ont rarement eu droit les huguenots.

On les traque encore.

Ce matin, quai de l’Étoile, à quelques pas de l’hôtel de Bourbon et du palais du Louvre, j’ai vu une meute de vauriens arracher ses vêtements à une femme dont la robe noire et le port austère avaient dû faire penser qu’elle était de la religion réformée. La malheureuse battait des bras comme une noyée. Les chiens se sont disputé ses jupons, puis l’ont culbutée avant de la précipiter dans la Seine.


Peu après, sur le même quai, j’ai vu s’avancer, précédée de hallebardes, de porteurs de bannières et de crucifix, de prêcheurs, la grande procession qui, conduite par la famille royale, se rendait à Notre-Dame.

Je l’ai rejointe, marchant aux côtés de Diego de Sarmiento, envoyé du roi d’Espagne, et des ambassadeurs des cours d’Allemagne et d’Italie.

Le père Verdini s’est félicité, au nom de Sa Sainteté Grégoire XIII, de la victoire remportée sur la secte huguenote.

Sarmiento s’est moqué de cet amiral de Coligny qui prétendait faire la guerre à l’Espagne ou imposer sa foi à Paris avec quatre mille cavaliers huguenots et deux fois plus de fantassins venus des Pays-Bas et d’Allemagne.

— Allez donc le voir, le sentir, il est à Montfaucon, m’a-t-il lancé en s’esclaffant.

Autour de nous tous se sont gobergés.

Le sort de Coligny n’inspire aucune pitié à ces hommes dont beaucoup l’ont côtoyé dans les Conseils du roi.

Quant au souverain lui-même, il l’écoutait avec une considération filiale, ne l’appelant – à la grande colère de ses frères Henri d’Anjou et François d’Alençon – que “mon père”.

Charles IX avait même paru, je l’ai rapporté, décidé à suivre les conseils de Coligny, et l’on a saisi sur le corps de Robert de Buisson, tué par les Espagnols, une lettre signée de sa main exhortant à tuer de l’Espagnol, comme le demandait Coligny.

Aujourd’hui, tout cela semble ne pas avoir existé. Nous sommes dans un autre monde.


Tout a commencé le dimanche 24 août.

Avant le jour, entre trois et quatre heures, le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois a commencé à battre et, peu après, les cloches d’alarme de toutes les églises lui ont répondu.

Le bruit s’est aussitôt répandu que le roi avait permis qu’on égorgeât tous les huguenots et qu’on pillât leurs maisons.

Alors a commencé le massacre par tout Paris.

On m’a assuré – je l’ai vu, constaté autour de l’hôtel de Venise – qu’il n’y avait point de ruelle dans Paris, quelque petite qu’elle fût, où l’on n’en eût assassiné quelques-uns. Le sang coulait dans les rues comme s’il en avait plu.

Coligny a été le premier tué, peut-être même avant que n’ait sonné le tocsin à Saint-Germain-l’Auxerrois.

On connaît le nom de l’assassin, Bême, un homme des Guises, né en Bohême, qui a forcé avec les arquebusiers et les hallebardiers du capitaine Cosseins la porte de l’hôtel de Ponthieu.

Les huguenots se sont défendus. Certains ont réussi à fuir par les toits. On dit que, parmi eux, se trouvaient Guillaume, le frère de Bernard de Thorenc, Séguret et Jean-Baptiste Colliard, trois des huguenots les plus entêtés parmi les fidèles de Coligny.

Bême et ses spadassins ont percé et tailladé le corps de Coligny, puis ont voulu le précipiter par la fenêtre.

Coligny, encore vivant, s’est accroché. On lui a alors sectionné les doigts. Il est tombé aux pieds du duc de Guise qui attendait, voulant s’assurer de sa vengeance. Il a lui-même, dit-on, nettoyé le visage balafré et ensanglanté de Coligny avec un foulard, puis s’est écrié : “C’est bien lui, je le reconnais.” Il l’a alors piétiné.


Ce qui est advenu du corps de l’amiral doit être dit, Illustres Seigneuries, si l’on veut mesurer ce qui s’est passé à Paris durant ces jours-là, alors que des centaines de cadavres nus et mutilés jonchaient les rues et souillaient le fleuve.

L’amiral jeté à demi vif au bas de l’hôtel de Ponthieu, plusieurs dizaines d’enfants – deux ou trois cents, me dit-on – se sont jetés sur lui pour lui couper la tête et les parties viriles, puis les mains, les bras et les jambes.

On l’a traîné par les rues, on l’a brûlé un peu sur un bûcher dressé quai de l’Étoile, on a hésité à le jeter dans la Seine, on l’a laissé pourrir avant de l’aller pendre par les cuisses au gibet de Montfaucon.

C’est là que le roi a voulu voir celui qu’il appelait “père”.

Cependant que nous marchions dans la grande procession, ce jeudi 28 août, le comte Enguerrand de Mons raconta que le corps de Coligny n’était plus qu’une charogne puante. Lui-même avait dû se boucher le nez et d’autres gentilshommes près de lui l’avaient imité, ce que voyant, le roi avait dit :

— Je ne le bouche pas comme vous autres, car l’odeur de son ennemi mort est très bonne.


Le roi a fait preuve de la même impitoyable rancune avec d’autres gentilshommes huguenots qui furent ses compagnons de jeu de paume ou de baignades dans la Seine.

Au cours de cette nuit de la Saint-Barthélemy, le Louvre est ainsi devenu un des lieux de massacre.

Je tiens le récit de ces événements de la bouche de Diego de Sarmiento qui ne pouvait cacher son étonnement devant le roi qu’il avait cru tombé sous la coupe des huguenots et qui, tout à coup, devenait leur bourreau, ne sauvant de la mort que les princes du sang, Henri de Navarre et Condé.

Ces deux Bourbons, convoqués nuitamment, sans armes, ont été insultés par Charles IX qui leur a donné à choisir entre la messe, la mort ou la Bastille, tout en posant la pointe d’un poignard sur leur gorge.

— Lui, répétait Sarmiento, lui, Charles IX, qui était prêt à nous faire la guerre et semblait disposé à embrasser la religion réformée ou du moins à accepter sa présence dans le royaume…

Sarmiento secouait la tête, racontant comment Henri le Béarnais s’était aussitôt agenouillé, renégat une fois encore, prêt à entendre toutes les messes, à prier tous les saints qu’on voudrait. Condé avait résisté davantage pour finir, à son tour, par renier sa foi.


Ce furent là les deux seules grâces accordées par Charles IX.

Les gentilshommes huguenots des deux princes du sang et tous ceux qui, il y avait à peine quelques heures, dansaient dans les salles du Louvre, furent poussés un à un dans la cour où les Suisses les transpercèrent de leurs piques, chaque corps crevé de si nombreux coups que le sang jaillissait de toutes parts, ruisselant sur le pavé.

Ils ont poursuivi un gentilhomme huguenot jusque dans la chambre de Marguerite de Navarre où ce couard s’est caché sous elle, la tachant de son sang. Je crois qu’elle a obtenu sa grâce, au moins pour quelques heures.

On avait égorgé dans les couloirs du palais, dans les jardins.

On avait traqué ceux qui cherchaient à fuir dans les combles, les souterrains.

De sa fenêtre, le roi avait regardé cet abattage dans sa cour et sur les rives de la Seine.

— Bon chasseur ! ricanait Diego de Sarmiento.

Il racontait comment le souverain avait tiré sur des huguenots qui, sur la rive gauche, en face du Louvre, tentaient de quitter Paris.

— Il avait une grande arquebuse à giboyer, ajoutait l’Espagnol. Et il criait : “Tuez, tuez, mort-Dieu ! Ils s’enfuient, tuez !”

Puis on a trouvé dans les couloirs du Louvre, non loin de la chambre du monarque, une suivante de Catherine de Médicis éventrée, et la peur a saisi le souverain, comme s’il craignait tout à coup ne plus pouvoir rappeler les chiens qu’il avait lâchés, qu’ils n’obéissent plus, allant jusqu’à massacrer et mutiler cette Isabelle de Thorenc, huguenote sans doute, mais protégée de Catherine de Médicis et sœur de Bernard de Thorenc, proche de Diego de Sarmiento.


Le roi a en effet cessé de conduire la chasse aux huguenots.

Mais le peuple, sorti du néant et de l’abîme où il se terrait, a envahi les rues, éventrant les maisons de huguenots et leurs habitants.

Au moins trois mille d’entre eux ont été ainsi d’abord dénudés – leurs vêtements de bonne laine représentant un butin convoité par ces gens de rien, vêtus de haillons – puis égorgés, dépecés, détroussés de toutes leurs bagues et boucles, enfin laissés dans les rues pour les chiens errants, ou jetés dans la Seine, ou déversés dans les fosses du cimetière des Innocents, ou encore pendus à Montfaucon.

Plus de six cents maisons ont été ainsi défoncées et pillées. Ce n’est que le mardi 26 août que, sur ordre du roi, des potences ont été dressées aux carrefours pour qu’y soient pendus les pillards.


Mais le Saint Carnage et le Juste Pillage ont continué jusqu’à aujourd’hui.

Depuis les fenêtres de l’hôtel de Venise et dans les rues que j’ai arpentées chaque jour, accompagné du secrétaire Leonello Terraccini, j’ai vu des bêtes féroces à visages et à corps d’hommes.

Les tueurs couverts de sang crevaient indistinctement le ventre de l’enfant ou de la femme. Ils entraînaient des nourrissons aux langes ensanglantés jusqu’au fleuve afin de les y précipiter. Ils faisaient éclater les crânes à coups de gourdin.

J’ai vu des huguenots agenouillés tenter de sauver leur vie en offrant une bourse pleine de pièces d’or. Mais pourquoi accepter une rançon alors qu’on peut prendre et la bourse et la vie ?

On égorge et on vole. On pille.

Les quarteniers guident les tueurs vers les maisons qu’ils savent habitées par des huguenots. Ils consultent leurs registres, montent les escaliers des hôtels jusqu’à ces chambres où loge un gentilhomme venu à Paris pour le mariage de Henri, son seigneur huguenot, et de Marguerite de Valois, la catholique.

On tue.


Rien de tout cela, Illustrissimes Seigneuries, ne devrait me surprendre, puisque dans mes rapports précédents j’ai indiqué comment Diego de Sarmiento préparait une battue. Une fois entrés dans la nasse, enfermés dans la ville, les huguenots seraient frappés comme des bêtes prises au fond d’un sac.

Mais il y a loin des mots à l’odeur et à la couleur du sang. Et on a du mal à imaginer les rues d’une ville transformées en ruisseaux rouges, ou bien ce peuple que l’on croyait contenu, soumis, mué tout à coup en horde rugissante, en meute de tueurs travaillant avec ardeur et rage à massacrer ses voisins, à percer les corps de nourrissons, à éventrer femmes et vieillards.

Cela s’est fait. Je l’ai vu.


Les tueurs égorgeaient sans que leur main tremblât, avec l’assurance de qui exécute le jugement de Dieu.

Et chacun, durant ces jours-là, a su qu’une aubépine morte, fleur séchée devant la statue de la Vierge, au cimetière des Innocents, s’était mise à refleurir, signe de la satisfaction de Dieu devant le bon travail qui s’était accompli dans Paris.

Je me suis rendu au cimetière des Innocents et j’ai entendu les cloches de son église carillonner pour que la bonne nouvelle du miracle soit connue de tous.

Autour de la statue de la Vierge, j’ai vu des hommes et des femmes, les yeux exorbités, crier, prier, sauter sur place, se tordre, être emportés, soulevés par la joie du miracle.

Puis ils quittaient le cimetière des Innocents en courant pour aller plus vite tuer d’autres hérétiques, faire couler ce sang qui avait irrigué l’aubépine et allait faire reverdir le royaume de France.


Ainsi se sont passées les choses durant ces quatre jours écoulés depuis cette nuit du dimanche de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572.


Aujourd’hui, le roi s’est rendu en procession au cimetière des Innocents afin de contempler lui aussi le miracle de l’aubépine.

Il s’est agenouillé devant la branche refleurie.

J’étais non loin de lui, auprès de Diego de Sarmiento, au premier rang de tous les ambassadeurs.

Le visage de Charles IX était d’une extrême pâleur et ses mains tremblaient. Il m’a semblé que son corps oscillait et il a eu du mal à se redresser, reprenant à pas lents la tête de la procession.

Il ne m’a pas paru habité par le sentiment de la victoire qu’il venait de remporter, plutôt par la crainte.

On murmure qu’il a convoqué le chirurgien Ambroise Paré, épargné bien qu’on le soupçonnât d’huguenoterie et qu’il eût soigné l’amiral de Coligny après l’arquebusade dont celui-ci avait été victime. Charles se serait plaint d’avoir l’esprit et le corps grandement émus, comme pris d’une forte fièvre.

Il lui semble à tout moment, aurait-il confié, qu’il veille ou qu’il dorme, que les corps massacrés approchent de son visage leurs faces hideuses, couvertes de sang. Il jure qu’il n’a pas voulu que fussent compris dans le massacre les imbéciles et les innocents.

Mais ils l’ont été, Illustrissimes Seigneuries, et Dieu seul a le pouvoir de faire ressusciter les morts. »

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