26.
Je n’ai cessé de Vous parler, Seigneur, alors que la douleur m’empoignait tout le corps.
J’étais allongé dans une litière qui se dirigeait lentement vers le Castellaras de la Tour.
C’était l’hiver. Les chemins étaient creusés de fondrières où les roues s’embourbaient. À chaque cahot, un épieu me traversait la nuque, se brisait et ses éclats venaient me déchirer les épaules et la poitrine.
Mais cette épreuve-là, j’avais choisi de la subir.
Henri de Navarre avait voulu me retenir près de lui, mais, du fond de la fièvre, j’avais supplié qu’on me conduisît chez moi, puisque les chirurgiens avaient renoncé à me soigner : la plaie purulente était trop profonde, ses lèvres boursouflées, ma chair labourée par le plomb et le fer de la balle ; la gangrène, à les entendre, était déjà à l’œuvre, noircissant mon bras qu’il faudrait couper. Et cela ne servirait de rien.
Henri s’était plusieurs fois emporté contre ces médecins qui avaient – même le plus docte, Ambroise Paré – prétendu que l’amiral de Coligny allait succomber à sa blessure, qu’on ne pouvait le transporter hors de Paris ; or Coligny y avait survécu, et sa fièvre avait disparu, et les tueurs de Henri de Guise avaient en fait poignardé et mis en pièces un homme guéri.
Il me répétait qu’il voulait que je reste en vie, et j’étais ému par tant d’attention. J’en venais à me reprocher d’avoir désiré sa mort et celle de mon frère.
Je Vous implorais, Seigneur, de me pardonner. Cette souffrance que Vous m’infligiez était comme les douleurs d’une renaissance.
Il était juste que Vous me châtiiez.
J’avais cédé aux démons. J’avais blasphémé. J’avais fait couler le sang.
Par jalousie et amertume. Par déception d’amour.
Anne de Buisson était venue, le jour où je devais quitter l’hostellerie du Cheval-Blanc, à Coutras, pour entamer ce voyage de retour au Castellaras de la Tour. Au moment où les porteurs soulevaient le brancard, j’ai vu son visage penché vers moi. J’ai aussitôt voulu lui rappeler cette phrase qu’elle avait prononcée à Nérac, par cette nuit de déluge, ces mots qui m’avaient précipité dans l’abîme de la haine, dans le blasphème et le désir de mort. Elle avait dit : « Je suis maintenant de votre famille. » J’ai remué les lèvres, mais comment aurait-elle pu entendre alors qu’aucun son ne sortait de ma gorge à demi tranchée par le coup d’arquebuse ?
Et, cependant, elle a souri comme si elle avait compris. Elle a posé sa main sur la mienne, accompagnant le brancard jusqu’à la litière. J’ai essayé encore de lui dire : « Nous restons seuls. » Je me suis soulevé. Qui pouvait imaginer la douleur que je ressentais ? J’aurais voulu qu’elle entendît au moins ce mot : « Venez. »
Je suis retombé.
Les porteurs ont déposé le brancard dans la litière, baissé les rideaux de cuir, et, au premier tour de roues, j’ai su que si je voulais tenter d’étouffer ces cris de douleur qui envahissaient ma poitrine il fallait que je prie.
J’ai continué de m’adresser à Vous, Seigneur, durant tous ces jours de voyage – je voyais que leur lumière se faisait plus vive, tout comme les nuits devenaient plus courtes –, puis durant toutes ces heures passées allongé devant la cheminée du Castellaras de la Tour.
Ma plaie peu à peu se cicatrisait, et dans le même temps se refermait l’abîme dans lequel je m’étais naguère précipité.
Un jour je me suis levé et, appuyé au bras de Denis, notre serviteur, j’ai recommencé à marcher, m’arrêtant devant les niches vides de notre chapelle. J’ai donné des ordres pour que l’on fasse sculpter des statues de la Sainte Vierge et des Apôtres, pour que l’on guérisse ainsi ces plaies que les huguenots avaient ouvertes en détruisant les figures de notre foi.
J’ai pu m’agenouiller et revivre les heures de mon enfance, mais aussi les dernières vécues aux côtés de Michele Spriano, quand nous avions chargé les spadassins de Jean-Baptiste Colliard et qu’un coup d’arquebuse avait ôté la vie à Michele.
Plus tard, j’ai pu me rendre dans la clairière où je l’avais enseveli dans son manteau, plaçant près de lui, au pied d’un chêne, la tête du christ aux yeux clos.
J’avais fait le serment de bâtir un tombeau pour Michele Spriano, dans notre chapelle, et de placer sur l’autel l’étendard de damas rouge qui avait flotté à la poupe de la Marchesa, notre galère victorieuse. J’ai tenu parole.
Son corps n’était plus qu’ossements, et son manteau poussière.
Seules ses armes avaient résisté au temps.
Je suis rentré au Castellaras de la Tour, portant ce corps devenu si léger et cette tête de christ aux yeux clos que j’avais caressée pour la dépouiller de la gangue de terre qui l’enveloppait.
Je me suis remémoré ma rage, ma haine, ma volonté de tuer ceux de la secte huguenote, ces suppôts de Satan, ces mercenaires de Lucifer. Mais ces sentiments-là aussi étaient devenus poussière, et je les ai ensevelis avec Michele Spriano, dans son tombeau, à droite de l’autel de notre chapelle. Puis j’ai placé sur l’étendard rouge la tête de Christ aux yeux clos, à côté du tabernacle.
Après, j’ai commencé à attendre.
J’ai guetté, chaque jour, ne quittant pas des yeux la route qui longe la vallée de la Siagne.
J’ai prié pour que Vous lui rappeliez qu’elle était de notre famille.
Elle avait choisi, quelles qu’en fussent les raisons, d’en porter le nom.
Parfois, le désespoir m’étranglait : elle avait été l’épouse d’Abel et jamais elle n’accepterait de vivre avec celui qui avait été le complice de Caïn.
Puis je reprenais confiance. Elle viendrait, puisqu’elle m’avait souri dans cette hostellerie du Cheval-Blanc, à Coutras.
Je me persuadais, Seigneur, que Vous nous aviez imposé ces détours pour donner plus d’éclat à nos retrouvailles.
Il fallait qu’elles aient lieu pour que naquît d’elles un enfant qui continuerait notre famille, qui unirait dans sa vie les parties trop longtemps ennemies de notre foi en Jésus-Christ.
Je devais Vous prier de m’entendre.
Un jour, alors que le soleil était voilé et qu’une journée grise n’annonçait aucune joie, une voiture a franchi le pont et s’est arrêtée devant le Castellaras de la Tour. Anne de Buisson en est descendue.