19.
Je me souviens du vent glacé qui, en ce premier jour de mars 1576, balayait le quai de l’École que Vico Montanari et moi arpentions comme nous le faisions souvent.
La glace recouvrait les berges, s’accumulait en blocs grisâtres contre les piles des ponts.
J’avais le cœur gelé.
J’avais retrouvé Montanari au coin de la place de l’École, au bas de la rue de l’Arbre-Sec et du quai.
Il m’avait aussitôt pris par le bras et, comme il l’avait étreint, j’avais deviné qu’il allait me parler d’Anne de Buisson.
Je m’étais aussitôt dégagé et m’étais mis à marcher d’un pas plus rapide, lui rapportant ce que j’avais appris au Louvre et à l’hôtel d’Espagne.
Diego de Sarmiento et Enguerrand de Mons, les pères Verdini et Veron, le duc Henri de Guise, dit le Balafré, se rencontraient presque chaque jour depuis la fuite de Henri de Navarre.
Sarmiento et Guise se montraient les plus inquiets. Si Henri III n’avait pas de descendant mâle, Henri de Navarre deviendrait l’héritier du trône de France.
Le père Verdini s’emportait. Dieu ne le permettrait pas ! renchérissait le père Veron. Comment pardonnerait-il à Henri d’avoir une nouvelle fois, dès qu’il s’était retrouvé parmi les siens, la Loire traversée, abjuré la foi catholique et proclamé qu’il était huguenot, protecteur de l’union de tous les huguenots du royaume ?
— Protecteur, avait répété Diego de Sarmiento, ainsi que se nomme le prince d’Orange aux Pays-Bas. Croyez-vous que nous, Espagnols, allons accepter cela ?
Henri de Guise avait dit que si le Roi Catholique, le grand Philippe II, l’aidait dans l’entreprise – il y fallait des ducats pour recruter des hommes : Suisses, mais bons catholiques ; Allemands, mais ennemis jurés des luthériens et des calvinistes ; et pourquoi pas des troupes espagnoles du duc d’Albe en provenance des Pays-Bas –, alors lui, Henri de Guise, jurait de rapporter au Louvre le corps de Henri de Navarre attaché sur un âne et saigné comme un goret. On ferait de lui ce qu’on avait fait du corps de l’amiral de Coligny : on le dépècerait et on pendrait ce qu’il en resterait au gibet de Montfaucon.
J’avais écouté, assis dans la pénombre ; la haine que chacun de ces hommes exprimait était si grande que j’en avais frissonné.
Ceux-là appartenaient au camp des massacreurs. Enguerrand de Mons, qui pourtant était l’un des plus proches conseillers de Henri III, avait ajouté que le roi, malgré toutes les drogues qu’il prenait et celles qu’il faisait administrer à son épouse, Louise de Lorraine, était bien incapable d’engendrer un fils.
— À moins, avait-il ricané, que l’un de ses mignons, Épernon ou Joyeuse, ne l’engrosse !
Ils avaient ricané.
— Mais ce miracle-là, Dieu ne le veut pas, n’est-ce pas, mon père ? avait ajouté Diego de Sarmiento en se tournant vers Verdini, qui, l’air offusqué, s’était signé.
De jour en jour, à écouter les conciliabules de Sarmiento et du duc de Guise à l’hôtel d’Espagne, j’avais senti ainsi battre de plus en plus vite le désir de guerre contre les huguenots.
Enguerrand de Mons racontait que Henri III s’y ralliait, que la reine mère, Catherine, le poussait à prendre la tête d’une armée pour aller traquer Henri et ses huguenots dans leurs provinces de Guyenne, de Gascogne et du Béarn, à Montauban et à Nîmes, à La Rochelle, qu’il fallait faire diligence si l’on ne voulait pas que ces hérétiques imitent les gueux des Provinces-Unies et créent eux aussi, dans cette partie du royaume, un État huguenot.
— Catherine répète au roi que la grande purge de la Saint-Barthélemy aurait été administrée en vain si on laissait Henri de Navarre et ses huguenots se rassembler. Elle sait que des reîtres allemands au nombre de vingt mille sont en marche pour le rejoindre.
Je me rendais au Louvre en compagnie de Sarmiento et d’Enguerrand de Mons. J’observais Henri III et la reine mère.
Le roi, de haute taille, paré de velours et de soie, s’avançait, entouré de ses mignons à l’élégance aussi raffinée que la sienne. Ils étaient si parfumés que j’en toussais.
Souvent, dans leur sillage, apparaissait Marguerite de Valois, l’épouse de Henri de Navarre. Elle était si belle, son regard si accrocheur, son visage si parfait que j’en étais troublé, sachant aussi ce que l’on disait de ses mœurs, de sa lubricité, de son désir jamais assouvi.
On murmurait que Henri III – mû peut-être par la jalousie – avait fait chasser de la cour une jeune femme parce que la reine Marguerite – Margot, disait-on, pour la traiter comme une harengère – partageait ses caresses avec elle, sitôt que les hommes avaient quitté sa couche.
Elle m’avait souvent regardé et j’en avais été ému. Puis elle détournait la tête et je la suivais des yeux alors que, vêtue d’une robe de drap d’or frisé, les cheveux ornés de grosses perles et de riches pierreries, de diamants disposés en étoile, elle allait de l’un à l’autre.
Et, cependant, elle était prisonnière. La reine mère et le roi – sa mère et son frère ! – lui interdisaient d’aller rejoindre Henri de Navarre. Et lorsqu’elle avait menacé de fuir, comme son époux, on l’avait attachée ; et Catherine de Médicis et Henri III l’avaient battue, assurant qu’on la tuerait si elle cherchait à quitter Paris.
J’avais donc rapporté ce que j’avais entendu et vu à Vico Montanari, l’empêchant ainsi de me parler d’Anne de Buisson.
Chaque fois que, par le passé, il l’avait fait, me confirmant ainsi qu’elle avait quitté Paris en compagnie de Leonello Terraccini, j’avais feint de ne pas l’entendre, de ne pas en être blessé, alors que ma poitrine était trouée, mon cœur gelé.
Mais j’avais dû, ce matin-là, dans le froid vif qui tailladait les joues et les lèvres, écouter Vico Montanari me dire que Terraccini venait de rentrer, qu’il avait vu à Pau, puis à Nérac, au milieu des troupes huguenotes, Henri, roi de Navarre, heureux et vert comme un homme qui a échappé à la mort et qui s’en va répétant – tels étaient ses mots, consignés par Terraccini : « Loué soit Dieu qui m’a délivré ! On a fait mourir la reine, ma mère, à Paris, on y a tué M. l’amiral et tous nos meilleurs serviteurs. On n’avait pas envie de me mieux faire, si Dieu ne m’avait pas gardé. Je n’y retourne plus si on ne m’y traîne. Je n’ai regret que pour deux choses que j’ai laissées à Paris, la messe et ma femme : toutefois, pour la messe, j’essaierai de m’en passer, mais, pour ma femme, je ne puis et la veux ravoir… »
— Il les veut toutes, et son épouse par surcroît, avait commenté Montanari. Terraccini, qui n’est pas un moinillon, est encore tout ébahi de ce qu’il a vu ; ce roi Henri est comme un chien fou qui renifle toutes celles qu’il croise, les prend quelles qu’elles soient, et se soucie fort peu des morpions qu’il y gagne. Ses poux espagnols sont si nombreux, si pressés dans leur logis des parties basses, qu’ils montent sous les aisselles, dans les sourcils, les cheveux, et qu’on voit Henri se gratter, et, quand les morpions ne le harcèlent pas, il souffre de la chaude-pisse. Voilà le souverain huguenot, adepte d’une cause que l’on disait austère ! Mais lui culbute tous les jupons qui passent, viole celles qui résistent, marie les autres à ses compagnons pour qu’ils les lui gardent prêtes, qu’il puisse en disposer à sa guise, et l’âge ou la condition ne font nullement obstacle à ses désirs : fille de quatorze ans ou putain, châtelaine ou vilaine, la plupart sont bien heureuses de recevoir le roi entre leurs jambes. Ce Henri-là n’est pas entouré de mignons et ne sera pas en manque d’héritiers ! Cela aussi doit enrager notre Catherine et son fils, lui qui n’a jamais dû toucher une femme…
Nous avions fait quelques pas en silence, puis Vico Montanari m’avait à nouveau pris le bras et j’avais baissé la tête, l’écoutant me dire qu’Anne de Buisson s’était d’abord rendue au Castellaras de la Tour « où votre frère Guillaume avait rassemblé quelques centaines de gentilshommes qui s’étaient emparés de la Grande Forteresse de Mons, sur l’autre rive de la Siagne ». Enguerrand m’avait déjà fait part de cette attaque. Mais j’ignorais qu’Anne avait vécu plusieurs mois dans notre demeure en compagnie de Leonello Terraccini et de Guillaume.
Puis elle avait quitté le Castellaras de la Tour avec Guillaume et la plupart des gentilshommes, renonçant à se rendre à Venise comme elle l’avait d’abord promis à Terraccini.
Ils avaient chevauché à travers les provinces huguenotes du Midi, attaquant quelques châteaux et villages catholiques, pillant les biens, égorgeant ou pendant les prêtres, contraignant les croyants à l’abjuration, tuant ceux qui s’y refusaient, disant qu’ainsi les massacres de Paris, de Lyon, d’Orléans, les quelque trente mille fidèles de la cause étaient vengés, mais que ce n’était là qu’un commencement, qu’un jour il faudrait chasser du Louvre et de Paris les massacreurs, qu’avec l’aide de Dieu, d’Elisabeth d’Angleterre, de ceux de la religion venus d’Allemagne ou des Pays-Bas, et sous le commandement de Henri de Navarre, ce serait bientôt chose faite.
— Anne de Buisson, avait ajouté plus bas Vico Montanari, était, si j’en crois Leonello Terraccini, l’une des plus belliqueuses, jurant qu’elle voulait, elle, venger son frère et ceux qu’elle avait vu tuer dans la galerie de la maison du 7 de la rue de l’Arbre-Sec. A-t-elle oubliée que vous, catholique, l’avez sauvée ?
J’aurais voulu que Montanari se taise.
Seigneur, Vous savez combien, depuis des mois, je Vous adjure de me donner la grâce d’oublier Anne de Buisson.
Mais une fois de plus, ce matin-là, j’ai su que Vous aviez refusé de m’entendre.
Je n’ai pu m’empêcher de demander à Montanari où elle se trouvait maintenant.
J’avais déjà imaginé sa réponse.
Avec Guillaume elle avait gagné Pau, puis Nérac, où séjournait le roi de Navarre.
Selon Terraccini, qui en avait été le témoin, il avait suffi d’un jour, peut-être même d’un regard pour qu’Anne de Buisson fasse oublier au roi toutes les autres femmes. Montanari m’avait serré le bras.
— Mais Henri de Navarre, je vous l’ai dit, est un chien qui court après chaque femelle, l’une chassant l’autre.
Que ne m’aviez Vous fait, Seigneur, de cette espèce-là ?