16.
« Je vis dans l’attente de la mort », a écrit Anne de Buisson.
C’est la première ligne du journal qu’elle a tenu tout au long de sa vie. Elle l’a commencé à la fin de l’après-midi du dimanche 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy. Elle s’était réveillée en sursaut, découvrant cette chambre du premier étage de l’hôtel de Venise où, elle s’en souvenait peu à peu, Bernard de Thorenc l’avait conduite après qu’elle se fut agenouillée dans la cour de l’hôtel, que le prêtre lui eut demandé de renier sa foi, qu’il eut posé la main sur ses cheveux.
À ce souvenir elle avait frissonné, bondi hors du lit, les mèches dénouées, pieds nus – mais qui l’avait déchaussée ? Et, tout à coup, elle avait entendu des cris, des hurlements, ou plutôt des aboiements, et ce battement du tocsin dont elle avait eu l’impression qu’il ébranlait sa tête comme si elle avait été le métal heurté, vibrant.
Elle s’était précipitée vers la fenêtre, écartant la tenture, éblouie par l’ardent crépuscule.
Elle avait vu, au coin de la rue des Poulies et de la rue des Fossés-Saint-Germain, deux enfants qui tiraient un corps nu mutilé, puis des hommes portant à pleines brassées des vêtements, d’autres qui, accroupis sur les pavés vidaient le contenu d’un coffre. Autour d’eux gisaient des corps nus, ensanglantés, hommes et femmes, celles-ci jambes écartées, les seins tranchés, enveloppées de pièces de tissu qu’elles portaient comme de grandes écharpes.
Anne avait crié, la porte de la chambre s’était ouverte et elle avait vu s’y encadrer Vico Montanari. Elle n’avait pas eu besoin de l’interroger pour qu’il lui dise que Bernard de Thorenc était reparti, mais qu’elle se trouvait en sûreté, qu’elle pouvait demeurer là tant que – il avait eu un mouvement du menton en direction de la fenêtre – cela durerait.
Elle avait joint les mains comme on prie, avait dit d’une voix suppliante et affolée qu’elle voulait du papier, des plumes, de l’encre. Puis elle avait plaqué les paumes sur ses oreilles pour faire comprendre à Vico Montanari qu’elle voulait écrire afin de dresser autour d’elle, en elle, mot après mot, pierre après pierre, un mur qui la protégerait, auquel elle pourrait s’accrocher quand elle se sentirait glisser vers l’abîme, dans cette galerie noire où elle avait vu des hommes, des femmes, des enfants transpercés à coups de hallebarde, cloués comme des trophées de chasse aux parois de ce souterrain qui conduisait, leur avait-on dit, du n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec jusqu’aux berges de la Seine où l’on trouverait des barques pour s’enfuir et échapper aux massacreurs.
« Massacreurs » : elle répéta ce mot d’abord à mi-voix, puis elle le hurla aux oreilles de Montanari : « Massacreurs ! Massacreurs ! »
Elle l’avait entendu pour la première fois ce matin-là quand Bernard de Thorenc, le corps ensanglanté, blessé aux épaules, aux mains et au front, le cou tailladé par les huguenots – car il était entré le premier dans la demeure, puis dans la galerie –, lui avait murmuré, en la soulevant et en la portant vers la sortie : « Ce sont des massacreurs ! »
Des hallebardiers, ces mercenaires suisses qui appartenaient aux Guises, avaient voulu l’arrêter. Où allait-il ? Qui était cette femme, pourquoi ne pas l’ouvrir ici comme une truie, en la fendant par le milieu ? Et ils avaient fourré leurs mains entre les cuisses d’Anne de Buisson.
Bernard de Thorenc les avaient repoussés à coups d’épée, criant que celle-là était à lui, qu’il la gardait pour son propre usage.
— C’est ma bonne prise, et je l’ai payée de mon sang !
Et il avait exhibé ses blessures.
Ils avaient pu quitter la maison du n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec.
Elle avait renoncé d’instinct à nouer ses bras au cou de Bernard de Thorenc, les laissant pendre, comme une proie blessée dans la gueule du fauve.
Mais, lorsqu’ils étaient parvenus rue des Fossés-Saint-Germain, elle avait voulu marcher, et, dès les premiers pas, la foule les avait cernés.
Elle avait vu ces visages haineux, ces mains qui cherchaient à s’accrocher à elle, à lui arracher ses vêtements.
Bernard de Thorenc avait dû décrire des moulinets avec son épée, mais la foule avait hurlé :
— C’est une huguenote ! On la tue ! À la Seine ! À la potence ! Au bûcher ! Donne-la, donne-la-nous !
Bernard de Thorenc s’était campé devant elle et avait repoussé cette meute en distribuant de grands coups d’épée. Puis la poterne s’était ouverte et les valets armés de piques avaient empêché ces chiens de pénétrer dans la cour, Montanari y attirant le prêtre devant qui elle avait dû s’agenouiller, confesser ses erreurs. Elle en avait envie de vomir.
— Massacreurs, a murmuré à son tour Vico Montanari.
Il s’approche d’Anne de Buisson, veut lui prendre le poignet mais elle se dérobe et va jusqu’à la fenêtre.
Elle voit d’autres corps étendus dans la rue des Poulies, éventrés, émasculés, les détrousseurs se partager les vêtements des morts, puis regarder autour d’eux comme s’ils flairaient de nouvelles proies.
Anne de Buisson a un mouvement de recul et se heurte à Vico Montanari.
— Les massacreurs n’entreront pas ici, dit-il, cependant qu’elle s’éloigne, se recroqueville, assise sur le lit, le dos voûté, les bras enserrant ses jambes repliées.
Elle ne paraît pas écouter le Vénitien, qui explique que personne à la cour, ni le roi, ni la reine mère, ni son frère, Henri d’Anjou – ces deux-là ayant décidé le massacre et le souverain leur ayant cédé – n’entendent entrer en conflit avec la Sérénissime République.
Il se penche vers Anne de Buisson.
— Ici, c’est l’hôtel de Venise, précise-t-il.
Anne de Buisson se lève. Elle ne peut s’empêcher de marcher à grands pas comme une folle, elle le sait, jetant les bras en l’air, les tordant, répétant qu’elle les connaît : lui, ce roi qui aime à se faire fouetter et qui fouette, qui tremble devant sa mère, le visage en sueur, les yeux baissés, la parole hésitante ; et l’autre, le roi des mignons, Henri d’Anjou, fardé, paré comme une femme ; et elle, Catherine, la Médicis, la noire, la Reine de mort, celle qui ordonne à ses mages et à ses envoûteurs de piquer des aiguilles dans le cœur des figurines modelées à l’image de ceux qu’elle exècre, et qui, quand le sortilège ne réussit pas, use du poison – et personne, pas même le monarque, ne peut se dire à l’abri de cette tueuse.
— Si elle veut, elle entrera ici ou elle enverra ses empoisonneurs. Pour elle je suis déjà morte, mais, si elle sait que je vis, elle n’aura de cesse que je meure.
Anne de Buisson s’arrête devant Montanari. À nouveau elle le supplie : elle veut écrire, lutter ainsi contre les maléfices, ces poisons que Catherine infuse dans les âmes – et on ne sait plus, on ne veut plus, on n’est plus entre ses mains qu’une poupée qu’elle déchiquette, puis qu’elle jette quand elle l’a décidé.
Anne hésite, puis, d’une voix étouffée, murmure :
— Isabelle de Thorenc ?
Montanari baisse la tête, recule. Il dit que le secrétaire, Leonello Terraccini, va lui apporter ce qu’elle demande.
Il s’arrête sur le seuil de la chambre.
— Ils ont trouvé le corps d’Isabelle de Thorenc, répond-il.
Anne de Buisson écarte les bras.
— Ils veulent aussi le mien, dit-elle.
Le secrétaire est entré peu après et a déposé sur la petite table, au centre de la pièce, le papier, les plumes taillées, l’encre.
Anne se lève, tourne autour de cet homme jeune aux cheveux bouclés, aux traits réguliers.
Elle pousse la table vers la fenêtre. Elle doit voir les massacreurs.
Peut-être même Bernard de Thorenc est-il retourné parmi eux après l’avoir sauvée ? Mais c’était elle, elle seulement qu’il voulait arracher aux massacreurs ; les autres, tous les autres, comme ce nourrisson qu’elle voit traîné par des enfants et dont le corps et la tête rebondissent sur les pavés de la rue des Poulies, qu’on les tue tous !
Bernard de Thorenc doit les tuer pour se faire pardonner de l’avoir épargnée, cachée, ou pour éviter qu’on le soupçonne, lui, le frère de Guillaume de Thorenc, de complicité avec les gens de la secte huguenote, ceux de la cause.
Elle dispose les feuillets sur la petite table.
Or c’est à cet homme-là qu’elle s’est livrée le jour du mariage de Henri de Navarre et de Marguerite de Valois.
Et elle s’est laissé prendre sous un escalier, dans le coin le plus reculé du palais du Louvre, là où, aujourd’hui, on massacre ou on éventre Isabelle de Thorenc, la propre sœur de Bernard.
Il a sauvé Anne, mais l’a abandonnée ici alors que, dans la rue des Poulies, les massacreurs lèvent la tête et la recherchent peut-être.
Anne de Buisson s’assied à la petite table et prend une plume.
— Ne vous montrez pas, lui dit Leonello Terraccini en s’approchant. Ils vous ont laissée entrer ici, mais j’ai vu le prêtre rôder rue des Fossés-Saint-Germain. Il y a une centaine de tueurs qui l’écoutent et le suivent. Il n’a accepté de vous convertir que parce qu’il avait peur. J’ai entendu ses prêches. Il dit : « Dieu les convertira s’il le veut, Dieu leur pardonnera s’il le veut, mais nous, nous devons exécuter Sa sentence. » Le prêtre peut revenir, vouloir vous reprendre. Il agit peut-être pour le compte de quelqu’un qui souhaite votre mort.
Anne de Buisson se tourne et regarde fixement le secrétaire, qui répète :
— Ne vous montrez pas, le sang les a rendus fous !
Tout à coup, d’un mouvement brutal, Anne le saisit par le cou, l’attire vers elle, colle son corps au sien. Elle geint, semble vouloir s’enfoncer entre les épaules et les jambes de Leonello Terraccini.
Elle le force à se baisser, l’embrasse. Elle ne s’écarte de lui que lorsqu’elle a cette saveur tiède sur la langue.
Elle voit des perles de sang sur les lèvres de Terraccini qu’elle a mordues.
Elle noue les bras autour de sa taille, recule jusqu’au lit, y bascule en l’entraînant.
Elle ferme les yeux cependant qu’il soulève ses jupons, glisse sa main entre ses cuisses.
Elle se souvient du geste des massacreurs dans la galerie noire de la maison du n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec.
Elle saisit le poignet de Terraccini non pour repousser sa main, mais pour qu’il l’enfonce en elle.
Elle pense : « Je vis dans l’attente de la mort. »