40.

J’ai parlé de la souffrance du peuple au roi.

M’a-t-il écouté ?

Henri IV était assis sous une grande tente. Il se lissait la barbe où je discernais des poils gris. Penché en avant, la tête rentrée dans les épaules, il me semblait las, fermant parfois les yeux comme pour s’assoupir, indifférent à ce que je lui disais avoir vu et entendu à Paris.

Affichées aux portes de Notre-Dame, j’avais lu les bulles pontificales qui l’excommuniaient. Un membre du parlement proche de Michel de Polin m’avait confirmé que des listes de noms établies par le Conseil des Seize avaient été répandues parmi les ligueurs. Certains étaient suivis de la lettre P, d’autres par les lettres D et C.

— P pour pendu, D pour dagué, C pour chassé, ai-je expliqué.

Le souverain s’est un peu redressé, puis a murmuré :

— Il n’est pas croyable, le nombre de gens que l’on met après moi pour me tuer, mais Dieu me gardera !

Il était bien roi, homme ne pensant qu’à lui-même et me confiant tout à coup :

— Thorenc, c’est pour ma gloire et pour ma couronne que je combats ; ma vie et tout autre chose ne me doivent rien être à ce prix.

Que lui importait, dès lors, que je lui dise que les lansquenets au service de la Ligue avaient pourchassé des enfants dans les rues pour les tuer et s’en nourrir, ou bien qu’une mère avait dévoré les cadavres de ses deux fils tant la faim l’avait rendue folle ! Et que l’on comptait près de trente mille morts dans la ville, affamés par le blocus.

Il m’a paru insensible, quoiqu’il m’ait dit en se levant :

— Mon dessein a été, depuis qu’il a plu à Dieu de me donner le commandement souverain de tant de peuples, de préparer les moyens, au milieu de tant de troubles, de les faire, avec le temps, jouir de la paix.

Il est sorti de la tente et j’ai été surpris de le voir marcher si prestement et si joyeusement alors que je l’avais cru écrasé de fatigue et qu’il m’avait dit en soupirant :

— Certes, Thorenc, je vieillis fort !

Or, maintenant, il bondissait en selle, riant, ordonnant d’un geste vif à Jean-Baptiste Colliard de l’accompagner…


J’ai à mon tour quitté la tente.

Elle avait été dressée sur les hauteurs de Montmartre, à quelques pas des canons qui, de temps à autre, bombardaient Paris.

Séguret s’est avancé vers moi, se retournant pour suivre des yeux le roi et Colliard qui s’éloignaient.

— Notre vert-galant s’en va visiter le magasin des engins de l’armée ! a-t-il lâché, narquois.

Je n’y comprenais goutte, pour le plus grand plaisir de Séguret, qui me confia qu’il appelait ainsi ces abbayes : la bénédicte de Montmartre – bras tendu, il m’en montrait les bâtiments, desquels le roi s’approchait – et la franciscaine de Longchamp où il se rendrait peut-être après.

— S’il en a encore la force…, car ces nonnes sont des chèvres lascives et elles épuisent le vieux bouc !

Séguret m’a pris le bras. Les bénédictes et les franciscaines d’à peine vingt ans s’ennuyaient tant entre leurs vêpres et leurs matines qu’elles avaient accueilli à jambes ouvertes le souverain et ses gentilshommes, et qu’elles étaient devenues des « engins de l’armée » !

Les dames qui se croyaient les maîtresses du roi – ainsi la belle Gabrielle d’Estrées, si blonde qu’elle en éblouissait – avaient montré leur déplaisir et dit que c’était là non seulement débauche, mais perversion et sacrilège.

— Nous n’avons forcé aucune de ces chevrettes vêtues de cotillons de satin blanc, a précisé Séguret. Elles se sont données en bonnes chrétiennes, sans se soucier de savoir qui était huguenot ou nouveau catholique !


Seigneur, ce roi que je servais, dont je souhaitais qu’il régnât sur le royaume de France, ce monarque qui mettait le blocus autour de sa capitale, forniquait avec des jeunes filles qui s’étaient unies à Vous, jouissait pendant que des enfants mouraient de faim dans Paris et qu’on en tuait d’autres comme du gibier.

Seigneur, j’ai été tenté d’abandonner ce souverain, de ne plus retourner à Paris, comme il me le demandait, de ne plus suivre non plus son armée qui assiégeait Rouen, affrontant les troupes espagnoles alliées à la Ligue, de lâcher ce monarque qui acceptait que ses soldats pillent et massacrent, qui appelait à l’aide six mille Anglais, six mille Suisses et autant de reîtres allemands tout en demandant au sultan turc d’attaquer Philippe II.

Je suis pourtant resté à ses côtés.

— Voulez-vous, Thorenc, me demandait Michel de Polin, que Philippe II soit le protecteur de notre royaume, ou bien qu’il fasse désigner pour le trône l’une de ses filles, mariée à un Habsbourg ? Et nous deviendrions partie mineure du Saint Empire germanique ! Voulez-vous de Diego de Sarmiento pour conseiller de ce souverain-là, et du père Verdini pour son confesseur ?

Je n’ai d’abord pas répondu à Polin, puis je me suis souvenu, Seigneur, de Votre visage aux yeux clos.

Durant plusieurs jours, il m’a hanté.

Je comprenais Votre lassitude, Vos paupières baissées, façon de ne pas damner tous les hommes, de ne pas les brûler de Votre regard dont Vous craigniez peut-être qu’il ne soit par trop impitoyable alors qu’en fermant les yeux Vous manifestiez Votre compassion, Votre acceptation de la liberté des hommes dont Vous savez que toujours, presque toujours ils la dévoient.

Alors, comme Vous, j’ai fermé les yeux.

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