34.

« Illustrissimes Seigneuries,

Le roi Henri III est mort, la bouche pleine de sang et le boyau percé par le poignard du moine Jacques Clément.

J’étais le seul ambassadeur présent à Saint-Cloud, dans cette demeure où Henri III a trépassé, le 1er août 1589.

J’ai entendu les sanglots des proches qui, autour du lit royal, prêtèrent serment, à la demande du souverain agonisant, au huguenot Henri de Bourbon-Navarre qu’il avait désigné comme son héritier. Mais aucun d’eux n’a crié, comme le veut la coutume : “Le roi est mort ! Vive le roi !”

Plusieurs de ces gentilshommes, fervents catholiques, sont venus vers moi en se tordant les mains, en jetant leurs chapeaux à terre, en me demandant de faire connaître à Vos Illustrissimes Seigneuries de notre république, mais aussi aux autres princes italiens et à Sa Sainteté le pape, qu’ils préféraient “mourir de mille morts et se rendre à toutes sortes d’ennemis plutôt que de souffrir un roi huguenot”.

Beaucoup ont déjà quitté Saint-Cloud pour retourner dans leurs provinces, et certains ont dû prendre langue avec les ligueurs de Paris.

J’ai envoyé Leonello Terraccini dans la capitale afin de connaître l’opinion de ceux qui ont armé le bras de Jacques Clément. Ce que me rapporte Terraccini confirme les avis que m’ont prodigués Michel de Polin et Bernard de Thorenc.

Jacques Clément, moine sot et lourdaud, au témoignage de ceux qui l’ont connu, a été poussé à commettre son acte tyrannicide : il a rencontré à plusieurs reprises le père Veron, l’un des plus zélés catholiques et prêcheurs que l’on ait vus et entendus dans Paris. Le père Veron est de l’entourage de Diego de Sarmiento, et le roi d’Espagne ne peut que se réjouir de savoir que la France est à nouveau tachée de sang et écartelée.

À Paris, à l’annonce de la mort du souverain, les ligueurs ont festoyé, sortant des tables dans les rues. On a loué Dieu et chanté :


Peuple dévot de Paris

Éjouis toi de courage

Par gais chants et joyeux ris

II est mort ce traître roi

Il est mort, ô l’hypocrite !


La sœur des Guises, Mme de Montpensier, a fait distribuer au peuple des écharpes vertes afin que chacun arbore ce signe d’espérance. Elle a parcouru les rues en carrosse, accompagnée de sa mère, Mme de Nemours, et ces deux princesses de Guise ont crié au peuple assemblé :

— Bonne nouvelle, les amis ! Bonne nouvelle ! Le tyran est mort ! Il n’y a plus de Henri de Valois en France !


Illustrissimes Seigneuries,

Je ne puis dire aujourd’hui si Henri de Bourbon-Navarre, qu’on nomme désormais Henri IV, pourra conquérir ce trône qu’en mourant Henri III vient de lui léguer.

Le peuple dévôt de Paris et tous les catholiques du royaume le haïssent, et les prêcheurs vont exhorter les bons moines à tuer ce “renard béarnais”, ce “loup”.

Michel de Polin m’assure que les Écossais de la Garde royale lui ont prêté serment, et qu’il est le plus fort. Les soldats, prétend-il, se rallieront à lui. Et certains nobles ne renieront pas le serment qu’ils ont prêté devant le monarque mourant en faveur du nouveau souverain.

Mais qu’en sera-t-il des provinces du royaume ?

Bernard de Thorenc a quitté Saint-Cloud pour regagner la Provence car sa demeure, le Castellaras de la Tour, serait menacée par des bandes de catholiques zélés ou de pillards qui se prétendent tels.


Leonello Terraccini a appris que les chefs de la Sainte Ligue ont demandé aux prédicateurs de louer l’acte de Jacques Clément. Ce moine, disent-ils, est un vrai martyr qui a enduré la mort pour délivrer la France de la tyrannie de ce chien de Henri de Valois. Pour eux, Dieu le voulait, Jacques Clément l’a accompli. C’est une grande œuvre de Dieu, un miracle, un pur exploit de Sa Providence, que l’on peut comparer aux mystères de Son incarnation et de Sa résurrection.

Ces prêches, qui sont un appel au tyrannicide, seront-ils entendus et Henri IV pourra-t-il esquiver les poignards, le poison ou le plomb des arquebuses, maintenant qu’il est devenu gibier ?

Les machiavélistes, les politiques – comme Michel de Polin et Bernard de Thorenc – lui ont prodigué maints conseils.


J’ai vu Thorenc avant son départ pour le Castellaras de la Tour. Il ne pouvait dissimuler sa fureur et son accablement.

Il dit que c’est manœuvre diabolique d’invoquer le nom de Dieu et la religion pour mener des batailles d’ambition. Les vrais hérétiques, les ennemis de la foi sont ceux qui pervertissent ainsi les principes sacrés.

Mais Thorenc craint aussi que ces mauvais bergers n’entraînent le peuple dans une guerre sans fin qui ne verra que l’abaissement du royaume et le triomphe de la mort après d’infinies souffrances et de grands massacres, le sang faisant jaillir le sang. Les tueries de la Saint-Barthélemy ont conduit au meurtre des Guises, et celui-ci a provoqué l’assassinat du roi, Clément ripostant aux tueurs de Blois !

— J’ai peur pour mon fils et ma femme, a conclu Thorenc avant de me quitter.

Beaucoup d’autres gentilshommes protestants ou papistes partagent de semblables inquiétudes. Ils craignent un regain de haine. Ils ne croient pas que le peuple catholique pourra accepter un roi qui ne le serait pas.


Henri IV a-t-il écouté Michel de Polin et Bernard de Thorenc ?

Dans une déclaration solennelle, il vient d’affirmer qu’il veut “maintenir et conserver en notre royaume la religion catholique apostolique et romaine dans son entier, sans y innover et changer aucune chose… Nous sommes prêt et ne désirons rien davantage, dit-il, que d’être instruit par un bon et légitime concile général et national pour en suivre et observer ce qui y sera conclu et arrêté”.

Il paraît donc disposé à abandonner sa foi huguenote.

Mais la promesse de sa conversion suffira-t-elle à désarmer les tueurs ?

Les soldats l’ont acclamé, mais les plus entêtés parmi les gentilshommes huguenots murmurent et renâclent devant ce qu’ils appellent une “trahison”, une “abomination”, l’abandon du rêve d’un royaume protestant. Plusieurs ont déjà quitté son armée.

La tâche de Henri IV, roi de France et de Navarre, sera donc difficile.

J’ose pourtant conseiller à vos Illustrissimes Seigneuries de l’accepter comme souverain légitime. C’est un homme vigoureux et résolu, au corps et à la volonté de montagnard, et qui ne renoncera pas. Il a montré son courage, plus homme de guerre que de cabinet, aimé de ses soldats, paillard comme eux, mais esprit raisonnable qui semble prêt à l’abjuration de sa foi s’il peut ainsi rallier ses sujets à son trône.

Il est entouré d’hommes de qualité tels Michel de Polin et Bernard de Thorenc.

Il sera victorieux s’il échappe aux poignards des régicides.


Si Votre Illustrissime République le reconnaît au moment où il est en péril, il se souviendra d’elle quand il régnera sur un royaume apaisé.

Je suis prêt, dès que vous le jugerez bon, à me présenter à lui en audience solennelle.


Votre dévoué serviteur, Vico Montanari. »

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