37.

J’ai retrouvé la cruauté des hommes.

Nous avancions dans le brouillard qui recouvrait les vallées, les marais, les prairies et les collines de la région de Dieppe. C’est là, au château d’Arqués, que j’avais rejoint, en cette fin de septembre 1589, l’armée de Henri, quatrième du nom, roi de France et de Navarre.

J’ai entendu sa voix forte aux accents béarnais nous jurer, dans la cour du château, que nous allions en quelques jours en finir avec l’armée du dernier des Guises, le duc de Mayenne.

Henri IV s’est dressé sur ses étriers, silhouette floue dans le brouillard.

— Les portes de Paris s’ouvriront devant nous ! a-t-il lancé.

De cette masse sombre de cavaliers, de fantassins, de Suisses, des cris se sont élevés : « Saint-Barthélemy, Saint-Barthélemy ! »

Et j’ai frissonné.

Michel de Polin s’est penché vers moi et s’est accroché à mon épaule, nos chevaux flanc contre flanc.

Ses amis du parlement de Paris qui avaient réussi à fuir la capitale lui avaient raconté qu’à Paris on était si sûr de la victoire du duc de Mayenne qu’on louait à prix d’or les fenêtres de la rue Saint-Antoine afin de pouvoir assister à son triomphe ; et on disait aussi qu’il avait déjà fait construire la cage dans laquelle croupirait Henri l’hérétique, le huguenot relaps, le roi illégitime, complice du misérable Henri III !


Les hommes savent haïr. C’est ainsi qu’ils cessent d’être des enfants !

J’écoutais Séguret et Jean-Baptiste Colliard pendant que nous chevauchions le long des petites vallées qui irriguent la campagne entre le château de Dieppe, celui d’Arqués et les hauteurs dominant les berges de l’Aulne et de la Béthune. J’avais l’impression de n’avoir jamais vu leurs visages couturés, leur peau tannée, ni leurs mains ainsi crispées sur la crosse de leur pistolet ou le pommeau de leur épée. Ils tendaient le bras, me montraient les fantassins anglais qui venaient de débarquer au nombre de quatre mille. Ceux-là, avec les Suisses et les arquebusiers, les cavaliers, allaient assurer, disaient-ils, la victoire de la cause, de la rébellion contre les papistes du duc de Mayenne.

Je m’étonnais : j’avais cru que Henri se préparait à abjurer. Séguret et Colliard m’assuraient au contraire qu’il avait, avec eux, écouté le prêche des pasteurs, la lecture de la Bible, et que jamais il ne renoncerait à sa foi. Au reste, pourquoi abjurer si l’on était victorieux des catholiques ? On allait l’être, et le royaume serait huguenot !

Les hommes sont des outres de duplicité et d’hypocrisie !

Nous franchissions la vallée de l’Aulne, protégés par le brouillard. Je me retrouvais près d’Enguerrand de Mons qui me confiait qu’il ne suivrait le roi Henri que si celui-ci abjurait. De nombreux gentilshommes qui avaient prêté serment au roi à la demande de Henri III n’y resteraient pas fidèles s’il se dérobait à ses engagements. Vaincre les ligueurs, soit, mais pas pour placer sur le trône de France un hérétique.

Les hommes sont maîtres en fourberies !

Seigneur, comment préserver en eux les vertus, l’angélique naïveté de l’enfance ?


J’ai entendu crier « Vive le roi ! ». Cela provenait de la berge opposée tenue par les troupes du duc de Mayenne. Nous en avons été étonnés. Peut-être s’agissait-il de transfuges qui quittaient le camp de la Ligue pour rejoindre celui de Henri IV ?

J’ai vu s’avancer vers nos Suisses des lansquenets, lances et drapeaux baissés, criant encore « Vive le roi ! ».

Nos Suisses leur ont tendu la main pour les aider à franchir le fossé, et tout à coup ces Allemands ont sorti dagues et coutelas et commencé d’égorger et d’éventrer les Suisses, puis de se précipiter vers nous qui refluions, appelant à la rescousse. Enfin, les quatre canons du château d’Arqués ouvrirent quatre belles rues sanglantes parmi les escadrons et les bataillons ligueurs qui s’arrêtèrent court.


Les hommes se vengent toujours. L’oubli et le pardon sont les privilèges de l’enfance.

Moi, mêlé à cette bataille, marchant avec quatre cents arquebusiers huguenots vers les ligueurs, je pensais à mon fils Jean, à sa peau veloutée, à l’innocence de son regard.

Seigneur, Vous nous donnez tout avec l’enfance et nous sommes comme ces joueurs qui se dépouillent, coup de dés après coup de dés, de ce qu’ils possèdent, croyant ainsi pouvoir gagner alors qu’ils vont tout perdre.

Pensant cela, je m’élançai aux côtés du roi. J’écartai d’un coup de lame un capitaine de lansquenet qui le menaçait de sa lance en lui demandant de se rendre.

À cet instant précis, les arquebusiers ont fait feu, nos Suisses se sont jetés en avant et ont commencé d’égorger, de crever la poitrine et la panse de tous les lansquenets, en guise de représailles pour la trahison dont ils avaient été victimes.


Les hommes se laissent griser par la victoire.

Après celle d’Arqués, Henri IV a répété que nous allions forcer les portes de Paris.

Le 1er novembre, les arquebusiers et les gentilshommes huguenots ont assailli les retranchements des faubourgs de la rive gauche de la Seine.

J’entendais leurs cris : « Saint-Barthélemy, Saint-Barthélemy ! » et j’imaginais que s’ils pénétraient dans la ville ils rechercheraient ceux dont ils pensaient qu’ils avaient été les massacreurs d’août 1572.


Dix-sept ans déjà…

La haine, la vengeance, le désir de mort étaient plus forts que jamais. Les huguenots commençaient le pillage de l’abbaye de Saint-Germain, conquise.

Des prisonniers, apeurés, prétendaient qu’ils combattaient pour la Ligue parce qu’ils craignaient la pendaison ou le bûcher s’ils se dérobaient. Les ligueurs avaient étranglé des hommes accusés d’être partisans du roi hérétique, simplement parce qu’on les avaient vus sourire à l’annonce de l’assaut des huguenots.

Mais nous fûmes repoussés après avoir échoué à enfoncer la porte Saint-Germain, et nous dûmes abandonner les villages de Montrouge, d’Issy et de Vaugirard, puis chevaucher vers Tours en prenant les villes que nous traversions.

Dans chacune on pendait le ligueur le plus illustre. « Les autres rats, disait Séguret, vont rentrer dans leurs trous. » Les hommes méprisent les hommes. Ô Seigneur, donnez-leur la force de garder en eux l’enfance !

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