44.
J’ai cru, à peine quelques jours, mais j’ai cru que l’abîme allait se combler, se refermer, et que les hommes, Seigneur, Vous avaient enfin entendu et qu’ils allaient se réconcilier.
C’était le printemps de l’année 1598.
Durant les mois précédents, j’avais chevauché aux côtés du roi. En face de nous, nous avions vu les rangées de piques de l’armée espagnole. Je savais qu’avec l’obstination du vieil homme qui n’a renoncé à rien Diego de Sarmiento la commandait et qu’à plusieurs reprises, à Fontaine-Française ou à Amiens, ses cavaliers, ses hallebardiers s’étaient à ce point rapprochés de nous que j’avais cru voir étinceler au-dessus de nos têtes la faux aiguisée de la Mort.
Le père Verdini, entêté lui aussi à nous expédier en enfer, se tenait aux côtés de Sarmiento et tous deux ne voyaient de salut que dans le triomphe de Philippe II.
Nous avions dû faire retraite, abandonner les corps de centaines de gentilshommes, et, me retournant, j’avais vu fondre sur eux, comme des vautours, les détrousseurs qui escortaient les armées.
À Paris, à l’hôtel de Venise, Leonello Terraccini m’avait rapporté que l’on chantait dans les rues :
Ce grand Henri qui voulait être
L’effroi de l’Espagnol hautain
Maintenant fuit devant un prêtre
Et suit le cul d’une putain.
C’était à nouveau la haine qui empestait.
On crachait de mépris en évoquant Gabrielle d’Estrées que le roi comblait de bijoux et de terres.
Il lui avait offert un duché. Elle s’y pavanait, elle accumulait les perles. Elle trompait le souverain. Et je le voyais se mordillant les lèvres, jaloux, vieilli, cherchant à satisfaire sa jeune favorite, la blonde à la peau d’albâtre, courant les bals avec elle entre deux batailles, forçant, comme l’avait fait Henri III, les portes des maisons pour s’y livrer à des mascarades.
Le peuple de rien détournait la tête, vouait à l’enfer cette « duchesse d’Ordure », et trouvait que ce roi converti restait entre les mains du diable.
« La caque sent toujours le hareng ! » lançait-on.
Et les ligueurs obstinés ne désespéraient pas qu’un régicide, plus heureux que Chatel, ne se contentât pas de percer la lèvre du souverain, mais lui plantât une lame effilée dans le flanc jusqu’à la garde – et jusqu’au cœur.
Ils attendaient cela, ces ligueurs qui, en Bretagne, dans l’Anjou, le Maine, le Poitou, menaient la guerre aux troupes royales, attachant leurs prisonniers aux ailes des moulins, jetant les vivants dans les basses fosses où pourrissaient les cadavres, violant toutes les femmes, égorgeant les paysans et défendant qu’on les enterre, car, disait l’un d’eux, « l’odeur des cadavres est suave et douce ».
Et cela, Seigneur, en Votre nom !
Et les huguenots, tout aussi sauvages, Vous invoquaient, eux aussi !
On ouvrait des « chambres ardentes » où l’on offrait aux tenants de l’une ou l’autre religion de se convertir ou de périr brûlé.
Ces massacreurs, ces violeurs, ces pillards, ces bourreaux Vous priaient, Seigneur.
Pour moi, leurs prières étaient autant de blasphèmes.
Et puis le ciel d’hiver s’est dégagé.
Au mois de mars, j’ai chevauché jusqu’au Castellaras de la Tour. À chaque fois que les sabots de mon cheval frappaient la terre de ces chemins forestiers qui conduisent à notre demeure, j’avais le sentiment que mon cœur éclatait.
J’ai aperçu enfin nos murailles, notre poterne, j’ai franchi le pont au-dessus des fossés.
La cour était envahie par la lumière d’un soleil flamboyant. Un homme – oui, un homme, m’a-t-il d’abord semblé – se tenait sur le seuil.
Je me suis approché. Il s’est incliné, m’a dit : « Père. »
Et j’ai dû serrer les poings pour ne pas tomber contre lui, sangloter en lui tenant la tête.
Il fermait les yeux, peut-être à cause de ce soleil aveuglant ; il avait un air à la fois tendre et apaisé, et cependant – cela m’inquiétait déjà – teinté de tristesse.
Nous avons peu parlé.
C’est lui qui m’a entraîné vers notre chapelle afin que nous priions côte à côte, agenouillés devant cette tête de christ aux yeux clos posée sur un tissu de damas rouge, près du tabernacle.
Quand nous sommes sortis de la chapelle, Jean – il était d’une taille égale à la mienne –, ses yeux droit fixés dans les miens, a murmuré :
— Père, je veux servir Dieu au sein de Son Église.
Seigneur, je le reconnais, j’ai éprouvé un sentiment d’affolement, comme si ce qu’au fond de moi, sans me l’avouer, j’avais imaginé, les dernières années de ma vie passées aux côtés de mon fils, ici, au Castellaras de la Tour, n’était plus qu’un rêve ruiné.
C’était comme si, Seigneur, Vous m’aviez tout à coup imposé de sacrifier mon fils à Votre gloire.
Jean m’a pris les mains.
— Père, a-t-il dit, tu seras dans chacune de mes prières. Nous ne nous quitterons jamais.
J’ai eu honte de mon attitude, d’avoir pensé que cet élan de mon fils vers Vous, pour Vous servir, était un sacrifice.
Je devais au contraire Vous en remercier, Seigneur.
Et je l’ai fait chaque jour devant Votre visage aux yeux clos, dans notre chapelle, priant aux côtés de Jean.
Il devait gagner Rome. Il voulait être de cet ordre des Jésuites dont on disait que plusieurs de ses membres avaient armé – et recherchaient encore – des régicides.
Mais c’était sa volonté, Seigneur, et, le jour de son départ, il m’a dit, comme s’il m’avait deviné :
— Je ne suis que le serviteur de Dieu, père.
Je ne veux ni ne peux Vous dissimuler aucune de mes pensées, Seigneur. Ce service de Dieu, Votre service, auquel il se vouait, tant d’hommes, massacreurs appartenant à toutes les religions, l’avaient perverti que j’étais inquiet des propos de mon fils.
Et j’ai murmuré :
— Aime en chaque homme la part de Dieu. Si tu hais un homme, tu hais Dieu.
Quand je suis arrivé à Paris, le premier jour d’avril 1598, les pousses des arbres, à la pointe de l’île de la Cité, dessinaient une étrave d’un vert clair dans l’eau encore sombre du fleuve.
Je me suis à nouveau installé à l’hôtel de Venise. Vico Montanari, ambassadeur de la Sérénissime République auprès de Philippe II, avait été remplacé par Leonello Terraccini. La jalousie ou l’amertume qui m’avaient autrefois opposé à lui – je savais qu’il avait été l’amant d’Anne de Buisson – s’étaient muées en confiance complice.
Nous avions en commun tout ce passé mort, et, quand nous étions assis l’un en face de l’autre, nous n’avions pas même besoin de l’évoquer pour qu’il revive.
C’est Terraccini qui m’a annoncé les bonnes nouvelles de ce printemps lumineux.
Les négociations avec l’Espagne avaient commencé, et chaque souverain était désireux de conclure la paix.
— Trop de morts sans aucune chance de vaincre l’autre, a-t-il dit. Philippe II espérera toujours qu’un régicide le débarrasse de ce roi Henri qui demeure pour lui un hérétique, mais il ne peut plus faire la guerre. Les caisses de l’Espagne sont vides. Tout comme celles du royaume de France. Le souverain a dû demander l’aumône au parlement pour payer des soldats, acheter des arquebuses. Il n’a plus un écu. La sagesse et le désir de paix viennent souvent aux monarques quand ils n’ont plus un sol vaillant.
C’est aussi Terraccini qui m’a parlé de cet édit que le roi s’apprêtait à signer à Nantes au terme de longues conversations avec les huguenots. Il leur assurait le droit de pratiquer leur religion, et il s’engageait même à payer les garnisons des places fortes qu’il leur concédait.
Les plus zélés des catholiques condamnaient ce texte qui accordait beaucoup aux huguenots : ils conservaient une armée ; ils accédaient aux charges publiques ; ils jouissaient naturellement de la liberté de conscience.
Le pape Clément VIII avait déjà dit : « Cet édit est le plus mauvais qui se peut imaginer. Il me crucifie. »
Mais les plus obstinés des huguenots étaient eux aussi mécontents. Ils étaient certes reconnus, mais le royaume était catholique, et le souverain offrait des compensations, en charge et en écus, en terres et en rentes, à ceux des protestants qui acceptaient de se convertir.
— C’est un édit de paix, a conclu Terraccini.
Puis il a haussé les épaules, penché un peu la tête.
— Une paix de plus…, a-t-il corrigé.
On disait que quatre millions de personnes étaient mortes de ces paix tronquées, reniées, de ces guerres civiles que l’on nommait de Religion, de ces massacres, et je me souvenais du sang coulant sur les pavés de la rue des Fossés-Saint-Germain en ce dimanche de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572. J’ai donc applaudi à l’édit de Nantes.
J’ai retrouvé le roi à son retour à Paris, quand il s’efforçait de convaincre le parlement, réticent, de ratifier cet édit.
— Il ne faut plus faire de distinction de catholiques et de huguenots, disait-il, mais il faut que tous soient bons Français et que les catholiques convertissent les huguenots par exemple de bonne vie.
Il s’emportait et je l’approuvais quand il ajoutait :
— Je couperai la racine à toutes factions, à toutes prédications séditieuses, et je ferai raccourcir tous ceux qui les susciteront ! Ne m’alléguez point la religion catholique, je suis plus catholique que vous ! Je suis fils aîné de l’Église… Je suis roi, maintenant, et parle en roi, et veux être obéi… Ceux qui ne voudraient pas que mon édit passe veulent la guerre…
L’édit a été enregistré.
J’ai lu le texte du roi qui le présentait et j’en ai été ému.
Son ton sonnait juste et fort.
« Nous touchons maintenant le port de salut et repos de cet État… Après avoir repris les cahiers des plaintes de nos sujets catholiques, ayant aussi permis à nos dits sujets de ladite Religion Prétendue Réformée de s’assembler par députés pour dresser les leurs et mettre ensemble toutes leurs dites remontrances, nous avons jugé nécessaire de donner maintenant sur le tout, à tous nos dits sujets, une loi générale, claire, nette et absolue, par laquelle ils soient réglés sur tous les différends qui sont ci-devant survenus entre eux et y pourront encore survenir ci-après, et dont les uns et les autres aient sujet de se contenter selon que la qualité du temps le peut porter. »
J’ai su que l’édit avait été scellé seulement à la cire brune, que le roi n’avait point voulu de la verte qui eût marqué que le texte devait connaître une application sans limite de durée, éternelle.
Il n’était donc que pour un temps.
Mais c’était une promesse de paix.
Et j’ai cru, Seigneur, que la fosse commune que les hommes creusaient sous leurs propres pieds, dans laquelle ils s’engloutissaient, allait être comblée.
J’ai même imaginé que Vous me donniez la joie d’assister, à la fin de ma vie, à cette aube pacifique, parce que je Vous avais donné un fils pour Vous servir.
J’ai cru cela quelques jours, puis est venu si vite l’automne…
La pluie était si forte qu’elle déchirait avec rage les feuilles déjà jaunies des arbres de la forêt de Fontainebleau où je chevauchais près du roi, chassant le cerf.
Nous avancions au pas, courbés sous l’averse, Henri lançant vers moi de brefs coups d’œil, et je le sentais las, subissant cet orage avec une sorte de délectation morose, comme si le désagrément venait conforter son humeur. Il s’est arrêté, s’est tourné et a murmuré :
— Bon Dieu, parmi quels tigres vivons-nous !
Terraccini m’avait rapporté qu’autour du souverain on conspirait contre Gabrielle d’Estrées, qu’il songeait à épouser.
Enguerrand de Mons s’indignait qu’une telle pensée pût habiter un roi de France. Jamais un souverain de ce royaume n’avait épousé l’une de ses catins, qui, de plus, le trompait et donnait des bâtards qui n’étaient pas ceux de son auguste amant !
On répétait un quatrain qu’on retrouvait parfois recopié et répandu à la cour :
Mariez-vous, de par Dieu, Sire !
Votre lignage est bien certain
Car un peu de plomb et de cire
Légitime un fils de putain.
D’autres s’indignaient que le roi eût offert à la « duchesse d’Ordure » la bague qu’il avait reçue au sacre, et qu’il lui fût soumis au point qu’elle proclamait partout que « seul Dieu et la mort du roi peuvent m’empêcher d’être reine de France ».
— Elle oublie qu’elle est, elle aussi, mortelle, ajouta Terraccini.
Et, parlant plus bas encore, il me confia que, dans l’entourage du roi – peut-être même pour obéir à ses ordres –, on songeait, prétendait-on, à empoisonner Gabrielle d’Estrées afin que Henri pût prendre, maintenant que son mariage avec la reine Margot avait été annulé, une jeune épouse capable de lui donner un héritier.
Mais le roi était-il encore assez vert ?
Je l’ai vu, en cet automne de l’année 1598, vieilli et comme accablé lorsqu’il apprenait que l’on avait arrêté un homme qui semblait le guetter pour le tuer.
— Le cœur des rois est en la main de Dieu, murmurait-il.
Puis il s’indignait contre ceux qui armaient ainsi les bras des fanatiques. Il s’en prenait à ces « tigres » qui n’avaient pas renoncé à la haine.
— Un roi n’est responsable que devant Dieu et sa seule conscience, disait-il encore.
Il baissait la tête, frissonnait. La « voisine », cette fièvre qui le brûlait souvent la nuit, lui avait rendu visite.
Il confessait :
— Elle m’a laissé si faible, et avec un tel dégoûtement que je ne m’en puis encore ravoir, et la nuit passée je l’ai eue avec tant d’inquiétude que je n’ai pu fermer l’œil.
On murmurait à la cour que le roi avait été trop goinfre de femmes et qu’il payait d’avoir joui de toutes les pucelles et de toutes les putains qu’il avait pu culbuter. Qu’elles lui avaient laissé, en souvenir d’elles, cette maladie qui lui rongeait les sangs.
Il avait même, disait-on, quitté la vie pendant deux heures, et, lorsqu’il avait repris connaissance, il avait dit :
— Je ne veux ouïr parler d’aucune affaire.
Je sentais que la mort était là, qui rôdait. Elle frôlait le vieil homme que j’étais devenu, elle guettait Gabrielle d’Estrées, elle suivait le roi.
J’entendais Enguerrand de Mons marmonner que cet édit de Nantes que le souverain avait fait enregistrer au parlement était trop favorable aux huguenots, que des clauses secrètes leur accordaient armes, rentes, garanties, qu’ils constituaient un État dans l’État, que les catholiques, comme l’avait déclaré le souverain pontife, étaient crucifiés par cet édit au point que certains d’entre eux se demandaient s’il ne faudrait pas un jour une nouvelle Saint-Barthélemy !
Oui, Seigneur, j’ai entendu cela.
Les hommes avaient donc repris leur travail de fossoyeurs.
Et je n’avais plus assez de forces pour m’en indigner, trop longue avait été ma vie.
J’avais assisté à trop de massacres pour pouvoir attendre, impotent, qu’un autre flot de sang se répandît autour de moi.
J’ai donc fait mes adieux au roi là où avait commencé ma vie, au Castellaras de la Tour.
Le 7 janvier 1599, soixante et douzième anniversaire de ma naissance, Vico Montanari, qui se rendait à Venise, venant de Madrid, a fait halte dans notre demeure.
Il m’a annoncé la mort – le 13 septembre 1598 – de Philippe II, né la même année que moi.
J’ai tremblé, Seigneur, en écoutant le récit de l’agonie de ce monarque que j’avais si longtemps servi, puis combattu.
Montanari m’apprit que Diego de Sarmiento était mort dans les heures qui avaient suivi le décès du roi.
Je ne pouvais oublier que Sarmiento m’avait, aux temps lointains où je n’étais qu’un esclave chrétien des Barbaresques, appris à espérer. Comme son souverain, il avait rêvé de la Monarchie universelle.
Montanari me décrivit le corps de Philippe, rongé par les ulcères, les vers grouillant dans les plaies. Il me raconta comment le roi avait tenté de se redresser pour dire à l’héritier de sa couronne :
— Voyez, mon fils, où aboutissent les grandeurs de ce monde, voyez ce que c’est que la mort, et tirez-en réflexion, car demain vous allez régner.
À cet instant, Seigneur, j’ai été heureux que mon fils Jean ait choisi d’être l’un de Vos serviteurs, qu’il n’ait pas recherché la puissance terrestre, qu’il n’ait voulu servir que Votre Gloire éternelle.
J’ai pensé que la mort, si elle saisit tous les corps, ne prend les âmes que de ceux qui ont cessé de croire en Vous.
J’ai prié, Seigneur, devant Votre visage aux yeux clos.
Car je crois en Vous.