4.

Ce coup de hache qui partagerait la France, j’ai vu Diego de Sarmiento encourager, commander, payer ceux qui pouvaient le donner.

Lorsque je traversais la cour de l’hôtel d’Espagne, je l’apercevais souvent en conciliabules avec des hommes enveloppés d’amples manteaux, le visage dissimulé par des chapeaux aux rebords rabattus sur les yeux. Leurs mains gantées ne lâchaient jamais le pommeau de leur épée ou de leur dague, et si, à mon approche, ils se retournaient brusquement, entrouvrant ainsi leurs manteaux, j’y devinais les crosses de leurs pistolets ou le canon de leur arquebuse.

En me voyant, Diego de Sarmiento s’interrompait, hésitait puis m’invitait à le rejoindre. La curiosité ou la soumission l’emportaient chez moi sur la crainte et la répulsion.


Je me faufilais entre ces hommes, jusqu’à Sarmiento. Ils s’écartaient comme à regret, me dévisageaient sans que je pusse croiser leur propre regard.

Peut-être savaient-ils que j’étais le frère de Guillaume de Thorenc, compagnon de l’amiral de Coligny, ancien ambassadeur du roi Charles IX auprès du sultan, Guillaume de Thorenc l’hérétique ? Il aurait suffi d’un geste de Sarmiento pour qu’ils me poignardent, m’égorgent, tuant le catholique pour mieux blesser le huguenot.

Je les en sentais capables, car rien dans leur attitude ne suggérait qu’ils fussent gentilshommes de duel, de guerre franche et réglée.

Ils étaient gens de guet-apens et d’assassinat.

Je les ai appelés les « hommes sombres » et Sarmiento me disait qu’ils appartenaient pour la plupart aux Guises, à Henri le Balafré et à son frère Louis, cardinal de Lorraine, qu’obsédaient la soif de pouvoir et la volonté de se venger de Coligny qu’ils accusaient d’avoir ordonné le meurtre de leur père, François, duc de Guise.

— Ces hommes sont à moi aussi, avait ajouté Diego de Sarmiento. Je les paie. Ils sont fidèles à celui qui leur donne des ducats. Et comme ils savent que je paie aussi Henri et Louis de Guise… Je suis leur vrai maître !

Peu à peu, au fil des jours, j’ai appris leurs noms. Diego de Sarmiento les énonçait comme un chasseur appelle ses chiens.

Il y avait Maurevert, qui avait tué pour le roi, pour Catherine de Médicis, pour Henri de Guise. C’était un homme grand et maigre, qui marchait voûté comme s’il avait cherché à se dissimuler, alors qu’on ne pouvait que remarquer sa silhouette courbée, la tête rentrée dans les épaules, avançant les jambes à demi ployées – jamais l’expression « pas de loup » ne m’avait paru plus juste.

J’ai aussi connu Keller, un mercenaire suisse, l’espion de Diego de Sarmiento à l’hôtel de Ponthieu, demeure de l’amiral de Coligny.

Autant le Suisse était silencieux, autant l’Italien Luigi Bianchi était bavard. Ce « parfumeur », autant dire cet empoisonneur, ne venait à l’hôtel d’Espagne que pour renseigner Catherine de Médicis.

— Je le sais, m’avait précisé Sarmiento. Et il sait que je le tuerai s’il livre à la reine mère le moindre vrai secret. Et, comme je le paie mieux, il espionne pour moi celle qui l’envoie ici m’espionner.

Sarmiento ricanait, ses lèvres retroussées montrant ses dents de carnassier. Il aimait à se mêler à cette meute qu’il excitait et retenait tour à tour, la nourrissant d’or et de promesses, l’assurant qu’un jour proche il faudrait qu’elle tue, qu’elle nettoie Paris de tous ces nobliaux huguenots que la province déversait sur les bords de la Seine.

— Le diable est dans la tête de ces hérétiques ! lançait-il. On leur tranchera donc le cou.

Ces spadassins qui se nommaient Maraval, Lachenières, Guitard, Ruquier, Demouchy, et qui étaient les hommes liges de Maurevert, approuvaient, faisant glisser leur lame dans son fourreau. Ils inclinaient la tête : ils étaient prêts.

J’imaginais déjà leurs mains crispées sur la cognée.


L’un des premiers coups, ils l’assenèrent à la fin du mois de décembre 1571.

Ce jour-là – sans doute le 20 du mois, une année avant le massacre – le froid était si vif que la Seine charriait des blocs de glace qui s’agglutinaient contre les piliers du pont Notre-Dame.

Je le traversais pour me rendre à l’hôtel d’Espagne.

J’entendis des cris, des chants, cette rumeur que font les gens de rien quand ils se coalisent et se transforment en horde barbare.

Je la vis s’avancer, et, autour d’elle, comme des piqueurs poussant leurs bêtes, je reconnus plusieurs des « hommes sombres », non pas Keller, Bianchi ni Maurevert, mais leurs spadassins, leurs hommes des basses œuvres.

À la tête du cortège marchait le père Veron.


Lui aussi, je l’avais vu ces jours derniers entrer à l’hôtel d’Espagne.

Chauve, le visage émacié, les yeux profondément enfoncés dans les orbites, il était plus grand que Maurevert et, au contraire de ce dernier, se tenait très droit comme s’il avait voulu que tout le monde le vît, pareil à une figure de proue.

La veille au soir, je m’en souvenais en le voyant bras levés au premier rang de cette foule, il m’avait heurté sur le perron de l’hôtel d’Espagne. Il avait paru ne pas même s’en rendre compte, tout à marmonner et à descendre à grands pas les marches donnant sur la cour.

Il était là, criant qu’il fallait que les hommes qui suivaient Dieu sortissent leurs longs couteaux pour faire justice, tuer ces loups d’hérétiques devant lesquels le roi lui-même – qu’il prenne garde ! – venait de s’agenouiller, lui, le Très Chrétien, en accordant à Coligny, à Thorenc, à cette vermine huguenote ce qu’elle demandait : la destruction de la Croix de Gastine, « notre Croix, celle qui dit que la justice de Dieu est passée, que les corps impies ont été châtiés ! ».

Peu après, j’ai aperçu Maurevert, qui suivait à distance le cortège, entouré de quelques « hommes sombres » que je ne connaissais pas.

Rue Saint-Denis, au n° 29, la pyramide et la croix de pierre avaient disparu, sans doute détruites durant la nuit sur ordre du roi, en exécution d’une clause du traité de paix de Saint-Germain conclu avec les huguenots.

Mais le peuple des gens de rien, mené par le père Veron et les tueurs à gages de Sarmiento, hurlait sa colère, s’indignant que le roi eût ainsi capitulé devant les hérétiques.

Sarmiento un jour m’avait dit :

— Charles IX et même Catherine de Médicis s’imaginent qu’ils vont pouvoir régner en paix parce qu’ils cèdent aux huguenots. Ils ne connaissent pas ces hérétiques ! Coligny endort la méfiance de Charles, promet à Catherine que va s’établir, grâce à elle et à son fils, un règne d’amour ! Et la reine mère fait comme si c’était possible. Le croit-elle vraiment ?

Il avait secoué la tête et ri silencieusement.

— Une Italienne aussi rouée peut-elle être encore à ce point naïve ?


J’ai suivi le cortège.

J’ai vu les « hommes sombres » pousser la foule vers une maison située sur le pont Notre-Dame et, peu après, des flammes en ont jailli, se sont élevées le long de la façade.

La foule hurlait et je voyais, dans les ruelles qui débouchent sur le quai, des boutiquiers fermer leurs volets cependant que la foule se répandait, brisant les portes, pillant, et peu lui importait que ce fût logis ou échoppe de catholique ou de protestant !

Il fallait du saccage et du vol pour satisfaire la horde.

Je suis revenu sur mes pas, attiré par l’incendie qui éclairait le pont, cependant que la foule commençait à se disperser.

Le prévôt des marchands était arrivé sur les lieux. Sa troupe avait tiré une arquebusade et s’était saisie de quelques émeutiers.

L’un d’eux, que je voyais gesticuler, était traîné vers une poterne. On lui passa la corde autour du cou. On la lança jusqu’à une poulie et l’on tira l’homme qui se trémoussa encore, puis, après quelques spasmes, se raidit.

Et le silence revint sur le pont Notre-Dame. La foule avait disparu.


Tout à coup, la porte de la maison qu’on avait tenté d’incendier s’ouvrit. Quelques hommes armés d’arquebuses et de pistolets en sortirent. Ils arboraient l’accoutrement noir des huguenots.

Ils s’immobilisèrent en me voyant seul au milieu du pont, et l’un d’eux me visa.

Je ne bougeai pas.

Je venais d’apercevoir dans la pénombre de l’entrée une silhouette de femme, et l’émotion m’étreignit. J’avais reconnu ses cheveux blonds dénoués, ses traits, maintenant, dans la clarté du jour.

— Éloigne-toi ! me cria l’homme. Qui que tu sois, passe ton chemin ou je te renvoie en enfer !

La jeune femme avait fait quelques pas, entourée par ses gardes.

Elle m’apparaissait plus belle encore que celle que j’avais vue pour la première fois à quelques rues d’ici, dans l’hôtel de Ponthieu, en compagnie de son frère Robert de Buisson, ce corsaire de La Rochelle qui m’avait permis de fuir du bagne d’Alger.

Je me souvenais de cet instant où, lors du funeste tournoi qui vit une lance crever la tête du roi Henri II, Anne de Buisson s’était évanouie, et où je l’avais tenue contre moi.

Je l’avais reconduite jusqu’à cette demeure, au coin de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue de Béthisy, à cet hôtel de Ponthieu où logeait l’amiral de Coligny et où se rassemblaient aujourd’hui les huguenots de sa secte.

Puis, des années plus tard, en Espagne, alors qu’elle était l’une des suivantes d’Élisabeth de Valois, je lui avais conseillé de quitter ce pays, car sa maîtresse, toute épouse de Henri II qu’elle fût, n’aurait pu la protéger de la haine que l’on vouait là aux hérétiques.

« Partez, partez ! » l’avais-je exhortée.

Peut-être lui avais-je ainsi sauvé la vie.


Et je la retrouvais non plus dans la robe bleu ciel dont je me souvenais comme si je ne l’avais jamais vue vêtue qu’ainsi, enveloppée d’une couleur légère qui rehaussait encore la blondeur de ses cheveux, mais serrée de noir comme ses gardes.

J’ai incliné la tête et reculé d’un pas en m’appuyant à la balustrade du pont.

Anne de Buisson, levant la main, la posa sur le canon de l’arquebuse, pesant sur lui, obligeant l’homme à abaisser son arme.

Puis elle s’avança vers moi et il me sembla qu’elle était comme autrefois entourée d’un halo clair, bleu et blond.

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