25.

J’ai oublié que le sang des hommes est de même couleur que celui du Christ. J’ai voulu qu’il jaillisse du corps de mes ennemis.

Je les devinais cachés dans ce chemin creux, entre la rivière de l’Isle et celle de la Drôme, non loin du village qui a pour nom Coutras.

Nous étions en Charente et nous suivions les huguenots depuis plusieurs jours déjà. Ils s’enfuyaient, marchant vers le sud, après avoir traversé le Poitou, cherchant à regagner leurs provinces de Guyenne et de Gascogne. Mais peut-être allaient-ils changer de direction, se porter à la rencontre de ces vingt mille reîtres et arquebusiers, lansquenets allemands et hallebardiers suisses qui avaient pénétré en Lorraine afin de leur porter secours.

— Il faut les tuer avant, avait décrété Diego de Sarmiento.

Et le duc de Guise, mais aussi le roi Henri III, bien contraints d’obéir à la Sainte Ligue, avaient donné l’ordre de rassembler près de cinq mille fantassins et plus de mille cinq cents cavaliers afin de débusquer le malodorant roi de Navarre qui en appelait aux mercenaires étrangers pour satisfaire son ambition et faire triompher sa foi hérétique.

Depuis longtemps je n’écoutais plus les prêches du père Veron. Peu m’importait désormais le sort du royaume de France ! Je savais seulement que Henri de Navarre et Guillaume de Thorenc, mes deux ennemis, marchaient à la tête de leurs troupes et j’avais donc rejoint l’armée des Guises et du roi Henri que commandait le duc de Joyeuse, l’un de ces mignons dont l’accoutrement et les manières, les parfums et les bijoux me soulevaient le cœur.

Je n’en avais pas moins chevauché à ses côtés, forçant le train, inquiet de ne voir autour de moi que des gentilshommes vêtus comme pour un bal, avec leurs grands chapeaux à plumes, leurs pourpoints de soie, de satin et de velours, leurs armes de parade toutes damasquinées.

Beaucoup d’entre eux brandissaient une longue lance au bout de laquelle flottaient leurs pennons multicolores. Et ils devisaient gaiement comme s’ils participaient à une cavalcade, par un jour de fête, rue Saint-Antoine.

On était pourtant loin des estrades.


La pluie, en ce mois d’octobre 1587, noyait la campagne. Quand elle cessait, le brouillard s’accrochait aux haies.

Dans cette grisaille, derrière les buissons, les buttes sableuses, au confluent de ces rivières, dans ces chemins creux, je craignais que Henri de Navarre et ses spadassins, gens de guerre comme Jean-Baptiste Colliard, Séguret ou mon frère Guillaume, ne dissimulent leurs arquebusiers, leurs canons et leurs cavaliers.

Ceux-là ne portaient pas d’oriflammes de couleur à la pointe de leurs lances. Ils serraient la crosse de leur pistolet.

Aucune enjolivure n’ornait les armes des arquebusiers, mais ils savaient en faire bon usage, vieux briscards et non danseurs invités des fêtes royales.


J’ai dit plusieurs fois au duc de Joyeuse et à son frère Claude de Saint-Sauveur qu’il fallait prendre garde aux huguenots, que Henri de Navarre avait à ses côtés ses cousins Condé et Soissons, que c’étaient là de vrais chefs de guerre et que, quittant La Rochelle, il leur avait lancé, ainsi que les espions l’avaient rapporté : « Souvenez-vous que vous êtes du sang des Bourbons ! Et vive Dieu ! Je vous ferai voir que je suis votre aîné ! »

Et Condé avait répondu, de la même voix forte : « Nous nous montrerons bons cadets ! »

L’on disait qu’avant de quitter La Rochelle Henri de Navarre s’était agenouillé devant ses soldats, faisant repentance, jurant qu’il allait, par sa bravoure, obtenir le pardon de Dieu pour ses fautes, y compris la dernière, quand il avait forcé cette fille d’officier de son armée de La Rochelle.

Lorsqu’on avait rapporté ces propos au duc de Joyeuse, il avait ri comme font les femmes, la tête rejetée en arrière, disant qu’on allait venger l’honneur de la petite huguenote maltraitée par ce soudard de Henri de Navarre.

Et l’assurance de vaincre le roi huguenot et son armée d’hérétiques s’était répandue comme un poison.

En regardant ces gentilshommes accoutrés comme pour une cavalcade, j’avais éprouvé un sombre sentiment de jouissance.

Nous allions tuer – et mourir.


Le 20 octobre 1587, après avoir traversé le village de Coutras, nous nous sommes engagés dans une petite plaine, large de sept cents pas, dessinée comme pour un tournoi.

Mais j’avais vu, sur la butte sableuse qui la dominait, les canons huguenots, et, malgré la pluie qui voilait l’horizon, j’ai aperçu dans les chemins creux les cuirasses grises des fantassins du roi Henri. J’ai pensé que sa cavalerie devait attendre que nous fussions entrés dans cette lice et que les arquebusiers nous eussent tirés comme gibiers rabattus pour s’élancer et nous tailler en pièces.

Mais n’était-ce pas ce que je désirais ?

J’ai chargé aux côtés des frères Joyeuse et des gentilshommes qui brandissaient leurs lances à pennons comme pour une parade. Quelques huguenots sont venus vers nous, puis se sont dérobés pour nous attirer plus avant dans le piège.

J’ai éperonné, frappé, j’ai tué, aveuglé par le sang qui jaillissait, puis il n’y a plus eu d’ennemis, hormis ces quelques corps étendus.

Et, brusquement, un psaume chanté autour de nous a roulé depuis la butte, est monté des chemins creux :


La voici l’heureuse journée

Que Dieu a faite à plein désir

Par nous soit joie démenée

Et prenons en elle plaisir !


Et le duc de Joyeuse et son frère Claude de Saint-Sauveur de rire, de clamer, debout sur leurs étriers, que l’armée huguenote demandait déjà grâce, qu’il suffisait d’aller les chercher pour qu’ils se rendissent.

Les chevaux de nos gentilshommes et de nos mercenaires albanais piaffaient d’impatience.

Tout à coup, ce fut la canonnade, l’arquebuse, la charge des cavaliers huguenots.

Nous étions dans la nasse, nous heurtant les uns aux autres, tués par la mitraille des arquebusiers, percés par les balles des pistolets des cavaliers. Ceux-là ne portaient aucune lance, mais de leurs mains jaillissaient le fer et le plomb.


J’ai vu tomber le duc de Joyeuse, ses dentelles et ses plumes rougies par le sang.

J’ai vu son frère Claude de Saint-Sauveur désarçonné par une arquebusade, et son corps, resté lié au cheval par un étrier, traîné sur le champ de bataille déjà couvert de morts enrubannés.

Il m’a semblé reconnaître, à la tête des cavaliers huguenots qui chargeaient, Jean-Baptiste Colliard et Séguret. Henri de Navarre et mon frère Guillaume ne devaient pas être loin de ces deux-là.

J’ai tiré sur les rênes, forcé, en lui labourant les flancs, mon cheval à bondir, et je me suis élancé contre mes ennemis.

Que leur sang coule, qu’il soit royal ou fraternel !

J’ai frappé. Mon épée rencontrait la molle résistance des corps. Et j’ahanais chaque fois que je la retirais, comme un laboureur qui vient de donner son coup de bêche.

Je ne voyais plus rien, du sang plein le visage, le mien ou celui d’autres, dont je reconnaissais la douceur tiède.

Tout à coup j’ai eu l’impression qu’on me tranchait le corps au ras des épaules.

J’ai senti que je tombais, que mon visage heurtait le sol puis s’enfonçait dans la terre.

Je me suis souvenu de la petite fosse que j’avais creusée au pied d’un chêne de la forêt du Castellaras de la Tour et dans laquelle j’avais enfoui la tête du christ aux yeux clos.


J’ai rouvert les yeux et j’ai discerné les poutres noircies d’un plafond enfumé. J’ai voulu tourner la tête à droite, puis à gauche, et j’ai hurlé tant la douleur était vive.

Je me suis mordu les lèvres pour étouffer ce cri.

J’ai entendu un brouhaha de voix, le bruit des écuelles et des verres qu’on heurte.

J’ai reconnu l’odeur de la viande qu’on rôtit.

J’ai réussi à me redresser en m’appuyant sur les coudes. J’ai découvert, attablés, les huguenots en cuirasse grise et collet de buffle, et, sur des bancs, nus, les corps morts du duc de Joyeuse et de son frère.

J’étais aussi allongé sur un banc, blessé.

Contre les murs étaient appuyées les lances à pennons des gentilshommes de Joyeuse. Dans le fond de la salle de cette auberge, sur une table entourée de cierges, j’ai deviné le corps de mon frère Guillaume, mains jointes sur la poitrine. Près de lui, tête baissée, bras croisés, se tenait Henri de Navarre qu’entouraient Jean-Baptiste Colliard et Séguret.

Je ne les avais pas tués. Peut-être le seul que j’avais occis était-il mon propre frère.

J’ai fermé les yeux et la prière est revenue en moi au bout de tant de semaines, Seigneur. Et j’ai imploré Votre pardon.


J’étais Caïn.

J’ai sangloté.

J’ai reconnu près de moi la voix de Henri de Navarre.

— Je perds Guillaume de Thorenc, disait-il. Je ne veux pas que l’arbre des Thorenc soit déraciné. Je veux que tu vives, Bernard de Thorenc, même si tu m’as fait grand mal.

Je l’ai regardé. Il a secoué la tête.

— Ce n’est pas toi, a-t-il dit.

Puis son visage s’est crispé, les mâchoires serrées, le front partagé par des rides.

— Pas toi seulement. Il s’est trouvé dans une mêlée. Tu as dû, toi aussi, donner ton coup. Mais il n’est pas mort de ta main. Je ne te déclare pas coupable. Tu n’as jamais été avec moi. Tu ne m’as donc pas trahi.

Il s’est penché.

— Combien de gentilshommes français sont morts aujourd’hui ? Tous de bonne race. Ils faisaient la force et la noblesse de notre royaume de France. Crois-tu que je sois satisfait de cela ? Pour quelques ligueurs que les Guises ont enrôlés, les mêlant à des Albanais, les autres, tous les autres, et toi aussi, Bernard de Thorenc, vous êtes de bons et naturels Français.

Il a effleuré du bout des doigts mon épaule meurtrie, murmurant qu’il avait ordonné à ses chirurgiens de me guérir. Un coup d’arquebuse m’avait déchiré le cou et les épaules. C’était miracle que je fusse encore en vie.

— Dieu l’a voulu ainsi. Un Thorenc mort aujourd’hui, cela suffit.

Il a haussé la voix et, dans le silence qui s’est établi peu à peu, il a dit qu’il voulait que les catholiques morts aient droit à une messe conforme à ce qu’auraient été leurs vœux.

— Qu’on trouve un prêtre et qu’on porte les corps dans l’église de Coutras.

Il s’est tourné vers moi.

— Quand les chirurgiens t’auront arraché aux griffes de ta blessure, tu seras libre, même de porter à nouveau les armes contre moi. Mais sache, Bernard de Thorenc, que je ne veux connaître que Français, et non papistes ou huguenots. Et sache aussi qu’il me fâche fort le sang qui se répand et affaiblit ainsi le royaume de France, pour le plus grand profit du roi d’Espagne. Je veux mettre fin à cette saignée. La mort d’un Thorenc suffît à ma peine. Je ne veux pas de la tienne. Vis et aide ce royaume à trouver la paix !

J’ai réussi, malgré la douleur qui glissait de mes épaules à l’extrémité de mes doigts, à joindre les mains et à prier.

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