43.

Cet abîme, Seigneur, ouvert en moi, je voyais s’accumuler en son fond l’hypocrisie, l’injustice, la haine, la mort – et encore la guerre.


Enguerrand de Mons avait appris que, durant une journée entière, le roi avait tenu à être « instruit » par les évêques avant son absolution à Saint-Denis. Souvent, d’une boutade, il avait écarté les questions qui le dérangeaient, disant ainsi qu’il ne croyait au purgatoire que comme « croyance de l’Église, et non comme article de foi, et aussi pour faire plaisir au clergé, sachant que le purgatoire, c’était le pain des prêtres… ».

— Il s’est moqué, soulignait Enguerrand de Mons. Il a, par ses propos, accusé les prêtres de vendre des indulgences. Luther l’avait dit. Le roi est donc resté huguenot. Quand un évêque a voulu savoir en quelle langue il priait, en français, comme les gens de la cause, ou en latin, comme ceux de l’Église catholique, il a ri, haussé les épaules et dit : « Ni l’un ni l’autre. Je prie en béarnais, comme mon grand-père me l’a appris. »

— C’est un homme de feintes, ajoutait Enguerrand. Je crains qu’il ne soit l’un de ces athéistes qui remuent les lèvres pour donner le change, mais ne prient pas.


Je doutais aussi, à part moi, Seigneur, de ce souverain qui changeait une sixième fois de religion, et, même si je m’en félicitais, je ne croyais pas que l’on pût parvenir à la paix par le mensonge ou l’indifférence.

Vico Montanari, auquel je m’ouvris de mes doutes, se moqua de ma naïveté.

— Chacun, me dit-il, fait commerce de religion comme un marchand qui troque du drap contre des épices, de la soie contre des arquebuses, et chacun pèse au trébuchet de son intérêt. Dieu ne Se soucie pas de ce commerce-là. Il voit au cœur de chaque homme le diamant de sa foi. Il sait si c’est pierre précieuse ou morceau de verre teinté, ou, pis encore, simple caillou peint et façonné comme une émeraude…

Montanari me prit par le bras, m’entraîna jusqu’à cette fenêtre de l’hôtel de Venise d’où nous avions vu, en ce jour sanglant de la Saint-Barthélemy, les massacreurs rassemblés devant la poterne, rue des Fossés-Saint-Germain, et réclamer qu’on leur livrât Anne de Buisson.

Pour échapper à la mort, elle avait dû s’agenouiller dans la cour et se convertir.

Montanari rappela ce moment et nous retournâmes nous asseoir dans cette pièce du premier étage de l’hôtel de Venise où, presque chaque soir, nous devisions.

Depuis l’entrée du roi dans Paris, je logeais chez Montanari, loin des intrigues, des habiletés et des jalousies qui divisaient déjà les proches du monarque maintenant qu’il était le souverain légitime, le puissant roi Très Chrétien. Chrétien ?

Je m’interrogeais encore.


Montanari recevait à l’hôtel de Venise les libelles que les ligueurs entêtés continuaient d’imprimer et qui fustigeaient le roi.

Ils voulaient que Montanari fasse savoir en Italie que la Ligue survivait, qu’on s’indignait de « la risée qu’a faite le roi en l’église de Saint-Denis », de la « fourberie de cet athéiste ».

Qui pouvait croire à la sincérité de sa conversion ?

Suffisait-il de s’agenouiller devant un autel pour cesser d’être hérétique ?

Oubliait-on que ce Béarnais était un relaps, changeant de religion plus souvent que de pourpoint et de chausses ?

Ces ligueurs qui restaient fidèles à leur foi, alors que la plupart arborait l’écharpe blanche du ralliement au roi en échange de rentes et de terres, je ne pouvais m’empêcher d’avoir de l’estime pour eux.

Je comprenais leur amertume vis-à-vis de ceux qu’ils appelaient des « Maheustres », ces chefs de la Ligue, ces gentilshommes qui se vendaient au roi.

Mais je devais m’en féliciter, puisque ainsi revenait la paix.

Néanmoins, pouvait-on, Seigneur, bâtir une demeure sur le mensonge des uns et des autres, depuis celui qui achetait les consciences jusqu’à ceux qui en faisaient commerce ?


La voix des ligueurs obstinés, notamment de ceux qui écrivirent le Dialogue du Maheustre et du Manant, m’était familière, même si je savais à quelles folies elle pouvait conduire.

J’étais ainsi, Seigneur : divisé.

Ceux qui Vous portaient un amour absolu, je les aimais, certes, mais je les avais vus à l’œuvre, emportés par la passion d’extirper tout ce qui ne leur ressemblait pas. Je me défiais de ces fanatiques, mais lisais avec passion leurs phrases.

« Les vrais héritiers de la couronne, écrivaient-ils, ce sont ceux qui sont dignes de porter le caractère de Dieu. S’il plaît à Dieu de nous donner un roi de nation française, son nom soit béni ; si allemand, son nom soit béni ; si espagnol, son nom soit béni ; si de Lorraine, son nom soit béni. De quelque nation qu’il soit, étant catholique et rempli de piété et justice comme venant de la main de Dieu, cela nous est indifférent. Nous n’affectons pas la nation, mais la religion. »

Montanari lisait à son tour et s’emportait contre mon aveuglement : comment pouvais-je à nouveau, après ce que nous avions vu et vécu, écouter la voix des fanatiques ?

— Celui qui veut entendre la seule voix de Dieu, disait-il, doit se retirer dans une cellule de moine et prier le Seigneur, mais ne pas se mêler des affaires des hommes, des royaumes ou des républiques terrestres. Ici je te l’ai dit, Thorenc, la religion est un commerce parmi tous les autres. Retire-toi du monde, si tu ne peux accepter cela, et n’oublie pas que ceux qui veulent instaurer le royaume de Dieu sur la Terre, le gouvernement par la religion, deviennent des massacreurs !


Je lui donnais raison, Seigneur. C’est pour cela que je me tenais aux côtés du roi, que j’approuvais sa politique, que je tentais de convaincre Séguret ou Jean-Baptiste Colliard de lui demeurer fidèles et dévoués.

Séguret baissait la tête, grommelait que l’entourage du roi était désormais composé de ligueurs que l’argent de la couronne avait achetés. Les gentilshommes huguenots des temps de disette, quand Henri de Navarre n’était qu’un « roi sans couronne, un général sans argent, un mari sans femme », avaient été oubliés ou chassés depuis que le Béarnais avait abjuré.

— Doutez-vous que ces changements ne m’aient pas percé l’âme ? ajoutait Séguret.

Et moi qui avais si souventes fois voulu l’occire, je comprenais son dépit, le sentiment qu’il avait d’avoir été trahi.


Pouvait-on, Seigneur, vivre en paix quand tant d’hommes, au profond de leur cœur, doutaient de la foi du roi, de sa fidélité ?

J’ai déjà commencé à voir des visages se fermer sur son passage quand il chevauchait aux côtés d’une litière sur laquelle était étendue Gabrielle d’Estrées, la favorite, la blonde femme aux oreilles, au cou, aux poignets et aux mains parés de boucles, de colliers, de bracelets et de bagues.

Quelqu’un dans la foule a crié : « Voilà la putain du roi ! »

J’ai tressailli : c’était, après les jours de beau temps, l’annonce du retour des orages, la persistance de la haine et, peut-être pis encore, du mépris.


On arrêta peu après un homme qui se nommait Barrière. On sut qu’il avait vu plusieurs curés et pères jésuites. Il s’était confessé de son dessein de punir le tyran hérétique, et il avait reçu bénédiction, assurant que Dieu l’aiderait dans son entreprise.

Ô Seigneur, voilà comment on trahit Votre parole ! Voici comment ceux qui prétendent parler en Votre nom font commerce de leur autorité. Vous couvrent de la boue des choses humaines en Vous mêlant à des pensées de meurtre !

On prit Barrière à la porte de Melun. Il avait sur lui un grand couteau très pointu, aiguisé des deux côtés.

Il ne cacha rien de ses intentions.

On le condamna comme parricide et sacrilège.

J’ai vu en place de Grève le bourreau lui tenailler les chairs avec un fer rouge, lui brûler la main droite, lui briser à coups de barre de fer les bras, les cuisses et les jambes, et l’étendre sur la roue, pantelant, face au ciel, pour qu’il y vive dans la souffrance infernale.

Tant qu’il Vous plairait, Seigneur !


Je l’ai fait remarquer à Montanari : « C’est le premier geste de haine contre le roi depuis son abjuration. » Il y en eut un autre dont je fus le témoin. J’était entré avec plusieurs gentilshommes dans la chambre de Gabrielle d’Estrées où le souverain nous avait conviés.

Je me tenais en retrait quand, tout à coup, j’entendis le roi crier. Je le vis porter les mains à sa bouche cependant que du sang jaillissait de sa lèvre percée, d’une dent arrachée.

Un jeune homme vêtu de noir, dont on se saisit, lui avait porté ce coup de poignard, visant le cou, mais le roi, en se penchant, avait reçu la lame sur la bouche.

On le pansa et il dit :

— Il y a, Dieu merci, si peu de mal que, pour cela, je ne me mettrai pas au lit de meilleure heure !

Mais je vis ses yeux las ; une expression d’abattement lui tirait les traits.

Encore le temps des assassins, des régicides ! Le temps des meurtres encore, déjà !

On questionna le jeune homme, Jean Chatel. Lui aussi avait reçu l’encouragement des pères jésuites dont il avait été l’élève au collège de Clermont.

Il se confessa aux juges. Il livra le nom des pères. On les bannit, on pendit l’un d’eux, on chassa les jésuites de France.

Et Jean Chatel, quant à lui, je le vis place de Grève, à genoux. On lui tranche le poing. On lui tenaille le corps. Et, puisqu’il a blessé le roi, on va l’écarteler, ses membres attachés à quatre chevaux. La foule jubile, criaille. Puis on brûlera ces pauvres débris et on dispersera les cendres au vent.

Quelle peut être la moisson d’une telle semence, sinon la haine et la guerre ?

Henri l’a déjà déclarée à l’Espagne, « à son de trompe et cri public aux provinces et frontières du royaume », pour se venger des torts, offenses et injures reçues de Philippe II.


Le roi va rejoindre ses armées. Je le vois chaque jour. Son visage est couvert de taches rougeâtres cernées de bourrelets purulents.

— Me reconnais-tu, Thorenc ? demande-t-il en se forçant à rire.

Il tremble de fièvre, cette « voisine », comme il l’appelle, qui vient l’habiter souvent.

J’ai entendu Séguret lui dire :

— Sire, vous n’avez encore renoncé à Dieu que des lèvres, et Il s’est contenté de les percer. Mais si vous Le renoncez un jour du cœur, alors Il percera le cœur.

Je devine la tristesse du roi. Il porte un emplâtre sur la bouche, la plaie ouverte par le poignard de Jean Chatel étant lente à se refermer.

On tue plus vite un régicide qu’on ne guérit de sa blessure.

Sans compter que celle-ci n’est pas que dans le corps du roi.


Je marche près du carrosse dans lequel il est assis – ou blotti, plutôt –, vêtu de noir.

Les regards de la foule, je les sens à nouveau et déjà impitoyables.

On ne crie plus « Vive le roi ! ». Ordre a été donné de se saisir et de punir toutes personnes hostiles au souverain. Et, cependant, j’entends une voix forte qui lance :

— Voilà déjà le roi au cul de la charrette !

Et le rire de la foule se prolonge comme un grelot.


Je m’incline devant lui lorsqu’il descend de son carrosse. Il s’appuie à mon bras.

— Un peuple est une bête, murmure-t-il. Il se laisse mener par le nez, principalement le Parisien. Ce ne sont pas eux, mais de plus mauvais qu’eux qui les persuadent.

Il m’étreint le poignet, se redresse.

— Il faut en finir avec ces pensées de guerre civile, dit-il. Il faut rassembler le peuple contre l’Espagnol qui est le dernier et principal personnage de cette guerre. Nous allons le vaincre !


La guerre, donc ! La chair de l’homme et son sang sont-ils, Seigneur, le manger et le boire quotidiens des hommes ? Est-ce là à jamais leur nourriture et leur châtiment ?


Je Vous prie, Seigneur, à genoux au bord de cet abîme.

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