30.

« Illustrissimes Seigneuries,

Hier matin, 23 décembre 1588, Henri le Balafré, duc de Guise, a été poignardé au château de Blois dans la chambre même du roi Henri III.

Il était seul, sans cotte de mailles, convoqué au Conseil où ses gardes, qui l’accompagnaient partout, ne pouvaient être admis.

Il avait répondu à l’invitation du souverain, qui lui demandait de le rejoindre dans son cabinet particulier pour un entretien. Il fallait pour cela traverser la chambre du roi.

Huit hommes armés de poignards l’y ont suivi et l’ont assailli au moment où il ouvrait la porte donnant sur le cabinet particulier.

Douze autres, venus du cabinet, lui barraient le passage.

Les premiers lui ont percé le dos avec leurs poignards, les autres la poitrine et la gorge avec leurs épées.

Ce guet-apens avait été préparé par Henri III en personne qui avait veillé au moindre détail, choisissant les assassins parmi les quarante-cinq tueurs à gages de sa garde personnelle.

Ce matin, quelques-uns d’entre eux ont occis de la même manière Louis de Guise, cardinal de Lorraine, frère du Balafré, arrêté hier.

Les députés parisiens aux états généraux, tous ligueurs, ont été enfermés, et ordre a été donné devant eux de faire dresser des potences. Mais ils n’y ont pas encore été pendus.

Par ces meurtres et ces arrestations, le roi Henri III entend se soustraire à la mascarade des ligueurs qui l’ont humilié à Paris avec leurs barricades. Il veut être enfin maître du pouvoir.


L’assassinat de Henri de Guise revêt par là autant d’importance pour le royaume de France qu’en eut pour l’Empire romain le meurtre de César.

Comme César, Henri de Guise n’a écouté aucun de ceux qui, depuis l’aube du 23 décembre, l’avertissaient des dangers qui planaient sur lui.

Certains de ses hommes, gentilshommes ou simples serviteurs, avaient remarqué l’arrivée dans la nuit des quarante-cinq coupe-jarrets du roi, puis noté que les portes et les escaliers du château étaient gardés par des Suisses, mercenaires royaux.

Mais Guise a tenu à se rendre au Conseil, sûr que le roi, bon chrétien, n’oserait jamais ordonner sa mort.


Henri III avait réussi depuis plusieurs jours à endormir la méfiance du Balafré en le flattant et en l’entourant de prévenances. Il lui avait même rendu visite, la veille de l’embuscade, dans les appartements de la reine mère, Catherine de Médicis, qui ne se doutait pas elle-même de ce qui se tramait. Elle souhaitait au contraire continuer de négocier avec Henri de Guise, persuadée qu’en faisant se battre les uns contre les autres les ligueurs du Balafré et les huguenots du Béarnais elle renforcerait le pouvoir de son fils Henri III.


J’ai appris par Bernard de Thorenc, qui le tient lui-même du père Veron, proche de Diego de Sarmiento, que Catherine de Médicis, avertie des assassinats, a montré la plus vive désapprobation.

— Ah, le malheureux, qu’a-t-il fait ! aurait-elle dit au père Veron. Priez pour lui qui en a plus besoin que jamais et que je vois se précipiter à sa ruine ! Je crains qu’il ne perde le corps, l’âme et le royaume…


Les machiavélistes sont d’un avis opposé.

J’ai vu longuement Michel de Polin, le plus illustre d’entre eux. Il n’a pu me cacher le dégoût qu’il éprouve devant cet assassinat perpétré dans la chambre même du roi qui devrait être un lieu sacré.

Il veut cependant espérer qu’il ne s’agit là que du dernier acte d’une tragédie, que ce crime entraînera la disparition de la Sainte Ligue et la réunion des huguenots et des catholiques par l’alliance de leurs chefs, Henri de Navarre et Henri III.

L’avenir me paraît plus sombre que ce que Polin imagine.

J’ai envoyé Leonello Terraccini à Paris. Le premier courrier reçu de lui atteste la résolution des ligueurs.

Ils crient : “Au meurtre ! Au feu ! Au sang ! À la vengeance !”

Ils brisent les effigies et les armoiries de Henri III. Ils le maudissent, l’insultent. Il n’est plus pour eux que le “vilain Hérode”. Ils ne l’accepteront plus pour souverain légitime et ils refusent par avance son héritier huguenot, Henri de Navarre.


Le roi d’ailleurs me paraît hésitant et Bernard de Thorenc m’a fait part de divers faits et propos qui révèlent l’indécision du souverain. Henri III prétend continuer la “guerre contre les huguenots avec plus d’ardeur et de courage, car [il] veu[t] de toute façon les extirper du royaume”. Mais il entend aussi écraser la Sainte Ligue, “être roi et maître, et non prisonnier et esclave”.

Mais que pourra-t-il contre les moines, les prêtres et le petit peuple de Paris, tous ces barricadeux armés d’arquebuses, s’il ne fait pas alliance avec l’armée huguenote ?

Or pareille alliance le condamnerait aux yeux des ligueurs et de la plupart des catholiques.

— Le roi est sans armure, m’a déclaré Bernard de Thorenc. Et le sang appelle le sang. Son corps va devenir une proie. Il a tué ; il sera gibier.

La manière dont le souverain a fait assassiner Henri de Guise le rend peu estimable même à ceux – comme Polin ou Thorenc – qui l’avaient préféré aux ligueurs et aux guisards.

Il invoque Dieu, qui aurait guidé son action et lui serait venu en aide après l’avoir inspiré. Mais ces paroles sont honnies par beaucoup, et Bernard de Thorenc m’a confié :

— Que le roi ne mêle pas Dieu à ses crimes ! Dieu n’est jamais complice d’un assassinat. Que Henri III ait fait tuer le Balafré comme une bête sauvage prise au piège est une affaire politique. Il en avait peut-être le droit, puisqu’il est le juge souverain. Mais Dieu n’a jamais voulu qu’on traite les humains, y compris Ses ennemis, comme on traque et abat des sangliers. »

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