24.
La guerre, c’est la mort.
Je voulais l’infliger à mes ennemis et je sais aujourd’hui que je souhaitais aussi la recevoir.
Je la conviais chaque jour à ma table.
Je proposais à Diego de Sarmiento de partir pour l’une de ces villes huguenotes – Agen, Mont-de-Marsan, Montauban, Cahors ou La Rochelle – où nos espions signalaient la présence du roi de Navarre.
Je saurais m’approcher de lui, le flatter, lui parler de femmes, rire avec lui, peut-être partager l’une de ses nuits de débauche, et l’égorger, le matin venu, comme le porc puant qu’il était.
Diego de Sarmiento me regardait et m’écoutait avec étonnement.
Je sentais qu’il se défiait de moi.
— Cette affaire-là n’est pas besogne de gentilhomme, mais d’assassin gagé ou de moine inspiré. Tu n’es pas Maurevert. On ne te paie pas pour tuer, et la guerre n’est pas un duel privé.
Au demeurant, on apprenait que Henri de Navarre se tenait sur ses gardes, entouré de gentilshommes sûrs comme Séguret, Jean-Baspiste Colliard et mon frère, qui les commandait.
Guillaume ne me laisserait pas approcher de Henri. Lui-même lui conseillait la vertu, lui demandant de renoncer « aux amours si découvertes, auxquels vous donnez tant de temps et qui ne semblent plus de saison. Il faut, Sire, que vous fassiez l’amour à toute la chrétienté, et particulièrement à la France… ».
Sarmiento se tournait vers moi, paumes ouvertes, et me remontrait qu’on ne tuerait point Henri de Navarre dans une alcôve, ou déculotté dans une grange ! Ni dans un tournoi comme le Béarnais l’avait lui-même proposé à Henri de Guise, le défiant de l’affronter en duel singulier ou bien avec une troupe choisie de quelques gentilshommes. (Je m’étais aussitôt proposé pour être l’un de ceux qui porteraient les couleurs du Balafré, des catholiques contre le roi huguenot, mais Guise avait décliné cette offre.)
Et la mort ne venait pas, même si la guerre se préparait.
Je l’attendais avec des ribaudes que Diego de Sarmiento et moi troussions à l’hôtel d’Espagne pour quelques écus.
Je buvais, forniquais jusqu’à ce que la petite mort du plaisir et l’ivresse m’ensevelissent sous le voile noir du sommeil.
Je ne laissais ainsi, Seigneur, aucun doute m’envahir.
Le matin venu, je pouvais, encore titubant, m’assurer que les bourgeois de la Sainte Ligue et les prêtres qui les commandaient avaient appris le maniement des arquebuses, se tenaient prêts, s’il le fallait, à défendre chaque rue de Paris.
Ils avaient déjà accumulé des barriques et les avaient remplies de sable afin de les rouler au milieu de la chaussée, le moment venu, et de les y amonceler pour rendre impossible le passage des troupes, celles de Henri III et de Henri de Navarre, qu’ils harcèleraient depuis leurs fenêtres.
Je rentrais à l’hôtel d’Espagne.
Parfois, je m’arrêtais à celui de Venise, et, cependant que Vico Montanari ou Michel de Polin m’entretenaient, je regardais cette porte derrière laquelle avait vécu Anne de Buisson, et me reprochais de n’être pas venu la forcer.
Je valais bien un prince aux affreuses odeurs de l’aile et du pied, et aussi bien mon frère !
Je me tournais vers Montanari et Michel de Polin, les interrompais, les informais que nous avions appris que la reine Margot, qui risquait d’être un jour reine de France si Henri de Navarre venait à succéder à Henri III, s’était enfuie, enlevée en croupe par un petit gentilhomme qu’elle avait séduit, et lorsque son mari l’avait reprise et enfermée elle s’était offerte au geôlier pour s’échapper à nouveau.
— La reine Margot ?
Je ricanais.
— Margot la Ribaude, Margot la Débauchée, Margot la Putain, comme toutes celles qui respirent le fumet de Henri de Navarre !
Michel de Polin s’emportait : il se moquait de savoir combien de jupons avait troussés Henri de Navarre et combien de gentilshommes la reine Margot avait vus se déchausser.
Que le Béarnais puât de l’aile et du pied, c’était affaire de nez, et non de politique.
Henri de Navarre n’en était pas moins l’héritier légitime de la couronne et tous ceux qui s’opposaient à cette perspective – il tendait le bras vers moi pour les énumérer : les Guises, les Espagnols, les bourgeois de cette Sainte Ligue… – écartelaient le royaume, ruinaient la France et favorisaient l’Espagne.
Il arrivait de Lyon, avait parcouru les provinces. Il avait vu les bandes de paysans affamés couper, sur les terres, les épis de blé à demi mûrs et les manger à l’instant pour assouvir une faim effrénée.
— Le peuple meurt d’avoir le ventre vide, disait-il. Il veut continuer de prier dans ses églises, devant ses saints, mais il veut d’abord qu’on lui remplisse la panse, qu’on lui donne du grain à semer pour qu’il puisse récolter du blé à la prochaine saison. Car il a mangé ses semences !
Il se levait, allait jusqu’à la fenêtre, montrait la rue des Fossés-Saint-Germain, m’invitait à le rejoindre, à voir ces mendiants, ces misérables, ces gens du néant qui avaient quitté leurs campagnes parce qu’ils y crevaient de faim.
— Le royaume a besoin de paix et d’ordre, donc d’un souverain légitime, et non de princes qui se sont vendus à l’Espagne, qui s’enrichissent des doublons que leur verse Philippe II et qui ont forcé le roi Henri à mettre en vente à leur profit les biens des hérétiques.
Il était revenu s’asseoir en face de moi.
— Vous le savez, Thorenc, pour eux la religion n’est qu’un moyen de plus d’arrondir leurs possessions, leur fortune, et demain s’emparer du trône. Peu leur importe de servir ainsi l’Espagne plutôt que la France.
Je ricanais. Il avait sans doute raison. Mais son Henri de Navarre était de la même couvée !
Légitime ? Il avait demandé à la reine Elisabeth d’Angleterre deux cent mille écus, des navires et des soldats pour mener la guerre contre les catholiques. L’un de ses envoyés – Séguret – avait gagné l’Allemagne et le Danemark, promettant à leurs princes de bonnes terres du royaume pour y créer des colonies.
« Faites la plus grande levée que vous pourrez de reîtres, de Suisses, un peu de lansquenets, leur avait écrit Séguret. Prenez les meilleurs et les plus expérimentés colonels et capitaines. Venez combattre les catholiques, il y va de notre religion partout dans nos contrées ! »
Voilà ce qu’il en était des huguenots ! Ne valaient pas mieux qu’eux, j’en convenais, les Guises et les ligueurs qui avaient rassemblé une armée de Suisses, d’Albanais, d’Allemands afin de renforcer les troupes royales. Mais à chacun son camp, son choix. Le mien était fait.
Michel de Polin avait répété qu’il était du côté de la maison de France dont Henri de Navarre était l’héritier légitime. Il voulait à tout prix éviter la guerre qui, pour les sujets du royaume, était la plus cruelle des destinées.
C’était vrai. Les paysans souffraient. La faim les tenaillait. Les soldats, reîtres ou Suisses au service des huguenots, ou Albanais enrôlés par les Guises, les traitaient moins bien que le bétail.
Mais c’était là la loi du monde.
— Dieu ne le veut pas ainsi, avait murmuré Michel de Polin.
Quand on me parlait de Vous, en ces années-là, Seigneur, je ne savais plus que blasphémer.
— Mort-Dieu ! ai-je crié.
Polin ignorait-il que la cruauté régnait sur cette terre, qui était le véritable enfer des hommes ?
D’autant qu’à la barbarie s’ajoutaient la trahison et le mensonge.
Michel de Polin savait-il que, pendant que l’on se préparait à la guerre, que les armées se rangeaient en ordre de bataille et que leurs soldats maltraitaient déjà les paysans pour un sac de grain ou une poule, Catherine de Médicis embrassait avec une feinte affection Henri de Navarre tout en lui palpant la poitrine de ses doigts gras pour s’assurer qu’il ne portait pas sur lui une dague ou bien une cuirasse ?
— Il faut que vous me disiez ce que vous désirez, interrogeait-elle.
— Mes désirs, madame, ne sont que ceux de Vos Majestés, répondait benoîtement Henri.
— Laissons ces cérémonies et me dites ce que vous demandez.
— Madame, je ne demande rien et ne suis venu que pour recevoir vos commandements.
— Là, là, faites quelque ouverture !
— Madame, il n’y a point ici d’ouverture pour moi.
Et les espions avaient rapporté à Sarmiento que les dames qui assistaient à l’entrevue s’étaient esbaudies devant la vivacité des reparties du roi de Navarre et ses marques de galanterie.
Je savais par ailleurs que Guillaume de Thorenc, mon frère, avait envoyé – trahison dans la trahison – Jean-Baptiste Colliard auprès du duc de Guise pour lui proposer une alliance entre les troupes huguenotes et celles de la Sainte Ligue perpétuelle afin de chasser de son trône Henri III et ses mignons.
Si le duc de Guise avait refusé, ce n’était pas pour raison de religion, mais parce qu’il disposait à Paris d’au moins quatre mille arquebusiers prêts à envahir le Louvre, à s’emparer de la personne du roi et à le contraindre soit à s’allier à lui, soit à abdiquer ou à fuir.
Pourquoi dès lors partager avec les huguenots ce dont on pouvait s’emparer seul ?
Et si Henri III refusait de céder la place, eh bien, on ferait comme la reine Elisabeth d’Angleterre qui venait de faire trancher à la hache la tête de la reine d’Écosse, Marie Stuart, la catholique, fille de Marie de Guise et qui avait été reine de France en tant qu’épouse de François II, l’un des fils de Catherine de Médicis, lequel n’avait jamais régné qu’une année !
Le sang avait commencé de couler.
Telle était la loi des hommes.
N’avaient-ils pas répandu celui du Christ ?