18.

Lorsque Bernard de Thorenc s’est mis à parler d’une voix que l’indignation et peut-être le désespoir faisaient trembler, Vico Montanari lui a étreint le bras. Mais il a poursuivi sur le même ton, indifférent à la foule qui les entourait.

Il y avait sur ce quai de l’École, des portefaix, des mendiants, des mariniers, des marchands, des femmes dépenaillées qui lavaient à grande eau le linge du Louvre ou de l’hôtel de Bourbon. Mais, au coin de la rue de l’École et du quai, Montanari avait remarqué des spadassins aux pourpoints élimés, le bord rabattu de leur chapeau leur cachant le visage. Ceux-là étaient gens de sac et de corde qui, pour une poignée d’écus, vous crevaient le ventre. Peut-être même étaient-ce des espions de la reine mère surveillant Bernard de Thorenc, chargés de rapporter ses propos.

Montanari lui a chuchoté :

— Parlez plus bas !

Bernard de Thorenc a regardé autour de lui, haussé les épaules, posé la main sur le pommeau de son épée.

— Qu’on vienne ! a-t-il dit, les dents serrées.

— Oui, Montanari, a-t-il repris, nous sommes aussi cruels, aussi barbares que des infidèles. Les hallebardiers, les trabans du duc de Guise, les garde-corps royaux, les spadassins de Diego de Sarmiento, d’Enguerrand de Mons ou de Henri d’Anjou sont nos janissaires. Nous avons nos massacreurs, nos bourreaux. Et qui est le plus débauché, de Dragut-le-Brûlé ou du roi Très Chrétien ?

Il s’est interrompu, puis a ajouté d’une voix plus sourde :

— Il aime tuer. Il est comme fou. Un chasseur dément. Il veut du sang. Il a usé plus de cinq mille chiens. Il massacre à l’arquebuse et à la dague. Ses cerfs, ses sangliers, ce sont les huguenots qui ont réussi à s’enfuir, qui résistent encore, à La Rochelle, qui se rassemblent autour de mon frère Guillaume, massacreurs eux aussi.

Il a eu une moue de dégoût.

— Lorsque Charles rentre de la chasse, on le parfume, on l’habille. Il attend la nuit et s’en va, masqué, rôder dans les rues, non loin de ce quai de l’École, rue Saint-Honoré, rue de l’Arbre-Sec ou rue de la Monnaye. Il force les portes des gentilshommes ou des membres du parlement. Il les jette au bas de leur lit, s’y installe, exige qu’on le fouette. Il prend la femme, fouette à son tour, geint. Il dit qu’il entend des voix criardes, hurlantes, en tout semblables à celles des nuits de massacre. Il a le corps couvert de sueur. Il veut qu’on le fouette encore, et raconte que chaque matin, devant ses fenêtres, des multitudes de corbeaux, de ceux qu’on voit voler autour des potences et du gibet de Montfaucon, se rassemblent ; leurs cris sont cris d’hommes et parfois ils viennent frapper de leur bec les croisées.

Vico Montanari lui a de nouveau serré le bras, puis, pour l’empêcher de continuer, lui a parlé d’Anne de Buisson, toujours cachée à l’hôtel de Venise. Elle songeait à quitter Paris, peut-être pour la Sérénissime.

Bernard de Thorenc a paru ne pas entendre. Il a poursuivi en disant que le roi avait de plus en plus souvent du sang dans la bouche, sur les lèvres, qu’il toussait et hoquetait. De ses débauches de la nuit, il rentrait pâle, le pourpoint taché de sang, le regard sombre, la tête baissée, criant tout à coup qu’il voulait qu’on rassemble ses gardes, qu’il savait qu’on cherchait à le tuer, à l’étrangler, à l’envoûter. D’aucuns pensaient qu’il redoutait que sa mère ne songeât à l’empoisonner parce qu’elle lui préférait Henri d’Anjou, qu’elle avait déjà organisé la succession ; et, puisque Henri d’Anjou venait d’être élu roi par la Diète de Pologne, c’est elle qui, après la mort de Charles, et en attendant son retour, assurerait la régence.

— Il a beau crier, a continué Bernard de Thorenc, des flots de sang l’étouffent, et quiconque le voit sait qu’il va mourir.


C’est encore Bernard de Thorenc, marchant aux côtés de Vico Montanari sur ce quai de l’École, qui a murmuré que Charles IX était mort, du sang plein la bouche, ce dimanche 30 mai 1574, jour de la Pentecôte. La reine mère s’était enveloppée d’une écharpe noire, avait caché son visage sous une dentelle noire et ses mains dans les plis de sa robe noire.

— Femme de deuil, a murmuré Thorenc, femme de mort ! Elle est la messagère de la moissonneuse à la grande faux.

Catherine de Médicis avait aussitôt fait partir des courriers pour la Pologne afin que son fils bien-aimé, Henri d’Anjou, vienne poser son petit cul de femme sur le trône et soit proclamé Henri III, roi Très Chrétien du royaume de France.


C’est ce même jour, celui de la mort de Charles IX, qu’Anne de Buisson et Leonello Terraccini ont quitté l’hôtel de Venise, et Montanari n’a su comment annoncer leur départ à Bernard de Thorenc, se bornant à lâcher à mi-voix :

— Elle est partie. Avec lui.

Montanari a d’abord cru que Bernard de Thorenc n’avait pas entendu, puisqu’il a continué à parler du roi.

— Ce sang dans sa bouche, ce sang qui l’a étouffé est celui des massacrés, de ceux sur lesquels il a tiré depuis sa fenêtre comme s’il visait du gibier, de ses compagnons de jeu qu’il a laissés égorger, transpercer sous ses yeux à coups de hallebarde. C’est le sang du remords. À moins…

Il s’est arrêté tandis que la foule, si dense sur le quai de l’École, les bousculait.

— À moins que sa mère ne l’ait empoisonné. La reine Catherine sue la mort…

Puis, tout à coup, il a murmuré :

— Elle est donc partie avec ce Terraccini ?

Il a esquivé une grimace, la bouche tordue, ajoutant qu’il avait connu autrefois, quand il était encore jeune, comme ce Leonello Terraccini, une femme, Mathilde de Mons, qui avait des tresses blondes comme celles d’Anne de Buisson. Il l’avait retrouvée heureuse dans le harem de Dragut-le-Débauché.

— Les femmes sont ainsi, a-t-il conclu en haussant les épaules.

Il s’est remis à marcher, tête baissée, puis, d’un mouvement du menton, il a montré les lavandières qui, agenouillées, bras rougis, frottaient les draps des palais et des nobles demeures.

— Même celles-là, a-t-il murmuré.

Et, après quelques pas :

— Même les reines.


Il a entrepris de raconter ce qu’Enguerrand de Mons et Diego de Sarmiento rapportaient de ce qui se passait au Louvre où Marguerite de Valois, l’épouse de Henri de Navarre, se couchait sous tous les hommes qu’elle rencontrait.

C’était, à les entendre, une dépravée qui n’avait qu’une seule pensée : satisfaire ses appétits, même avec ses frères, et ce depuis l’âge de douze ans.

Au lieu d’amoindrir ses désirs, le temps n’avait fait qu’augmenter ses vices, et, aussi mouvante que le mercure, elle branlait pour le moindre sujet qui l’approchait.

Elle était même allée déterrer la tête d’un de ses amants, décapité sur ordre du roi, et elle l’avait enfouie de ses propres mains dans la chapelle des Saints-Martyrs, sous Montmartre.

Son époux et ses frères, François d’Alençon et le mignon Henri III, ses compagnons de jeu, montraient la même lubricité qu’elle.

— Ils vont des unes aux autres, et Catherine de Médicis leur jette entre les jambes des jeunes femmes qui les épuisent. L’on dit même que Henri de Navarre a perdu conscience pendant plus d’une heure, tant il s’est donné à cette volupté. Et tous se disent chrétiens, tous s’agenouillent devant l’autel !

Voilà la cour, et celle d’Espagne est à cette image, et chacun de laisser derrière lui bâtards de prince ou de roi.

Thorenc a hoché la tête.

— J’ai connu don Juan, bâtard de Charles Quint…

Il s’est de nouveau arrêté puis a repris :

— J’observe Henri de Navarre chaque fois que je me rends au Louvre. Je n’ai jamais vu homme aussi joyeux, qui court de l’alcôve au jeu de paume. Il rit avec les massacreurs de ses gentilshommes. Il danse, la cuirasse sous la cape, la dague dans la manche du pourpoint, parce que – c’est ce qu’il a dit à Enguerrand de Mons – « nous sommes presque toujours prêts à nous couper la gorge les uns les autres ». Mais il danse, Montanari, il festoie comme s’il n’y avait pas eu massacre des siens, de ces gentilshommes que son mariage avait attirés à Paris. Lorsqu’ils avaient voulu sortir du sac, sentant qu’on allait les y enfermer pour les tuer, il leur avait promis sur sa propre vie qu’ils étaient en sûreté, que le roi Charles le lui avait juré.

Thorenc a ajouté d’une voix rauque :

— Celui-là est mort, le sang du remords plein la bouche. Mais Henri danse et couche, il rit et s’ébroue au récit des amours de son épouse Margot. Ce sont là princes chrétiens ! Demain Henri sera peut-être roi. Les huguenots l’espèrent. Mais tous ceux-là, je les vois, Montanari, comme si j’étais Dante marchant dans l’enfer aux côtés de Virgile et y découvrant les damnés.


Ils ont ainsi parlé presque chaque jour, et Vico Montanari, rentré à l’hôtel de Venise, faisait rapport aux Illustrissimes Seigneuries de la Sérénissime de ce qu’il avait appris.


Il ajoutait que d’autres que Bernard de Thorenc partageaient ses regrets – son dégoût – pour tout le sang versé, et que ces sentiments étaient d’autant plus vifs que la guerre entre huguenots et catholiques se préparait, que la religion apparaissait dans chaque camp comme un simple prétexte.

On massacrait au nom de Dieu, mais qui se souciait de ce qu’avait enseigné le Christ ?

Montanari était sûr que Thorenc avait pris langue avec d’autres « mal-contents », des « politiques » des « machiavéliens » – ainsi se nommaient-ils – qui voulaient la paix entre chrétiens, l’union de tous les sujets du royaume, puisque aussi bien ils ne s’étaient pas entre-massacrés pour Dieu, mais pour l’ambition de quelques princes.

Il fallait écouter, observer ces hommes-là, et, parmi eux, un Bernard de Thorenc, un Michel de Polin, conseiller au parlement de Paris, avait écrit dans l’un de ses rapports Vico Montanari. Ces mal-contents, ces politiques pouvaient rallier un souverain qui serait d’abord homme de paix.

Pourquoi pas ce Henri de Navarre qui avait déjà plusieurs fois changé de religion et qui avait fui le Louvre, le 4 février 1574, craignant qu’on ne l’y égorgeât ou qu’on ne l’empoisonnât ?

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