29.

Seigneur, en quittant le Castellaras de la Tour et en suivant Michel de Polin, je savais que je ne chasserais plus le sanglier.

À nouveau mon gibier serait l’homme, c’était son sang rouge que j’allais faire couler et non plus celui, noir, des bêtes sauvages.


Au moment du départ, dans la cour du Castellaras de la Tour, alors que les serviteurs, les chiens aboyant à leur suite, tiraient sur les pavés les corps des trois sangliers, j’ai dit à Anne de Buisson que je la quittais parce qu’il fallait aller jusqu’au bout si l’on voulait que la paix fut rétablie une bonne fois en ce royaume de France, donc ici même, sur nos terres.

J’ai voulu la serrer contre moi, elle m’a repoussé, le visage figé tel un masque aux yeux fixes.

J’ai haussé le ton.

J’étais parjure, je le savais.

Je lui avais promis, à elle, ainsi qu’à Vous, de ne plus prendre les armes que contre ceux qui viendraient jusqu’ici, dans notre demeure, nous menacer.

J’ai crié que je ne voulais pas laisser mon fils à la merci d’un égorgeur, huguenot ou ligueur, parce que nous n’appartenions plus à un camp ou à l’autre, mais aux deux, traîtres à l’un comme à l’autre.

Ainsi était le destin de notre famille, moi servant le roi catholique, et mon père, mon frère et ma sœur dans l’autre parti.

— Ils sont morts, a dit Anne de Buisson.

Elle a croisé les bras, reculé quand j’avais voulu de nouveau m’approcher.

— Le salut de ton fils, notre salut était dans l’oubli, a-t-elle ajouté. Ils vont se souvenir de toi et des tiens. Tu auras du sang plein les mains, jusqu’aux coudes. Ceux que tu vas tuer voudront encore se venger.

Elle s’est tournée, suivant des yeux les sangliers et les chiens.

— Les bêtes sauvages ne se souviennent pas de qui les tue ; les humains, oui. C’est pour cela qu’ils sont cruels et que les guerres ne finissent jamais.

— La paix viendra, a protesté Polin. Il faut des hommes comme Bernard de Thorenc pour l’instaurer. Sa vie, ce que vous avez fait l’un pour l’autre, et ce fils sont des exemples.

— Si l’on veut vivre en paix, il faut se terrer et non pas monter sur les estrades, se pavaner à la cour, se mêler aux intrigues. On tue celui qu’on voit, a répondu Anne.

Elle s’est éloignée.

— J’aurais dû vous chasser, a-t-elle ajouté en se retournant vers Michel de Polin. Ou vous tuer.

En sautant en selle, j’ai lancé qu’elle devait prier pour nous, pour le succès de notre entreprise.

— Je veux vous oublier ! s’est-elle écriée.


Tout au long de notre chevauchée jusqu’à Blois où les états généraux du royaume et la cour étaient rassemblés, ces mots m’ont poursuivi comme une malédiction.

Puis les chuchotements des conspirateurs, le choc des poignards, les râles des assassinés, les rires des tueurs, les hurlements de colère de leurs ennemis ont étouffé la voix d’Anne de Buisson.

J’étais rentré dans le royaume des hommes en guerre, et chacun voulait savoir à quel camp j’appartenais, huguenot ou ligueur, espion de Henri de Navarre ou de Diego de Sarmiento, donc du prince de la Sainte Ligue, Henri le Balafré, et de son frère Louis, cardinal de Lorraine. Ou bien étais-je aux côtés de Henri III avec Enguerrand de Mons qu’on soupçonnait pourtant d’être aussi de la Sainte Ligue ? À moins encore que je ne fasse partie des machiavélistes, des athéistes que dénonçaient le père Veron et, depuis Rome, le père Verdini ?

N’étais-je pas arrivé à Blois en compagnie de ce Michel de Polin dont on assurait qu’il cherchait à rapprocher Henri III du roi de Navarre, à obtenir la conversion – une de plus ! s’indignaient les ligueurs – de ce dernier à la sainte religion afin qu’il pût accéder au trône de France, le souverain régnant étant sans héritier ?


— Savez-vous ce qu’on dit du roi ? me confia Vico Montanari, qui, comme tous les ambassadeurs, avait suivi la cour à Blois.

Il logeait non loin du couvent des Jacobins, dans une maison du quai de la Loire, à quelques pas du château.

Montanari s’est frotté les mains tout en riant silencieusement.

— Il a le bout de la verge tordu vers le bas. Il ne peut donc répandre le sperme dans la matrice. Certains médecins ont voulu le fendre plus haut, mais il a refusé. Il a préféré boire du lait d’ânesse pour modérer l’écoulement de son sperme qui sort trop vite et trop bas… Mais le roi est persuadé que c’est la reine qui ne peut pas enfanter. Elle prend des bains, elle maigrit, elle a des accès de fièvre. Il a fait venir de Lyon une fille de dix-huit ans, d’une extrême beauté, et on murmure que, bout de la verge tordu ou pas, et fendu trop bas, il lui a fait un enfant, mais personne ne l’a vu. Il ne l’a pas légitimé. Donc, les chances de Henri de Navarre de succéder à Henri III restent grandes. Que pensez-vous de lui, Thorenc, est-il prêt à se convertir ?


Je ne répondais pas aux questions de Vico Montanari, qui, chaque jour, se rendait au château, voyait Diego de Sarmiento, Enguerrand de Mons ou les proches de la reine mère, Catherine de Médicis. Il dépêchait auprès des femmes Leonello Terraccini, que je n’avais salué que d’une inclinaison de tête, mais dont j’imaginais qu’il pouvait faire merveille auprès d’elles.

De fait, Terraccini était au mieux avec Mme de Montpensier, la sœur de Henri le Balafré et du cardinal de Lorraine. Au cours d’un dîner, celui-ci avait montré les ciseaux d’or qu’elle portait accrochés à sa ceinture. C’est avec cette paire là, avait-elle dit, qu’elle tondrait le roi Henri qui devait finir ses jours comme un moine, au fond d’un couvent.

Et tout le monde de se goberger autour d’elle, le cardinal de Lorraine buvant à la santé de son frère Henri le Balafré qui serait bientôt roi de France.

— On a rapporté ce genre de propos à Henri III. Il enrage. Il dit : « Qu’ils ne me mettent point en fureur, sinon je les tuerai ! » Mais il embrasse Henri de Guise, rit avec lui, lui promet tout ce dont il rêve, le pouvoir, la grande lieutenance du royaume, et l’autre est aussi aveuglé que l’a été César à la veille et au matin des ides de mars !


J’écoutais. J’avais l’impression, lorsque je marchais dans les rues de Blois ou que j’entrais dans le château, de m’écorcher à ces regards acérés comme des dagues.

— Cela ne peut durer plus de quelques jours, disait Michel de Polin. Nous saurons bientôt qui, du roi ou du duc, sera le plus puissant.

Il baissait la voix, murmurait que, selon ce qu’Enguerrand de Mons avait rapporté, Henri III aurait dit : « Il faut qu’il meure ou que je meure. »

Polin se lamentait. Le royaume, à l’entendre, était plein d’ulcères, ses quatre membres en étaient infectés.

— La religion s’est brisée en cent sectes et l’État en cent factions. On ne respecte plus l’autorité du roi. Henri III le sait. C’est pour cela qu’il a fui Paris, mais les barricadeux veulent le trône pour Henri le Balafré. Et le royaume n’est plus qu’un champ où l’on a semé les graines de la division, de l’improbité et de l’impiété.


Avec Polin, je rencontrais Enguerrand de Mons.

Durant la saison des massacres, ces semaines qui avaient suivi la Saint-Barthélemy, il avait été l’un des plus enragés à vouloir que l’on extermine les huguenots.

Maintenant, il s’emportait contre les Guises que Diego de Sarmiento payait, qui espéraient que les fantassins espagnols ou les Suisses des cantons catholiques viendraient les soutenir.

J’osais observer que Henri de Navarre, de son côté, appelait à l’aide Anglais et Allemands.

— Réunion des sujets du royaume autour du roi, voilà notre but ! répétait Michel de Polin.


Sarmiento a demandé à me voir et je me suis rendu dans cette demeure située non loin de celle de Montanari.

Il ne s’est pas levé à mon entrée dans la petite pièce enfumée où il se tenait, le visage masqué par la pénombre, le menton appuyé sur ses mains croisées, les coudes posés sur les accoudoirs de son siège.

Il m’a harcelé de questions. Il savait que le roi avait rassemblé autour de lui, dans ses appartements, ses coupe-jarrets, quarante-cinq hobereaux payés mille deux cents écus l’an, une garde personnelle faite de tueurs à gages – « des diables gascons », avait-il ajouté, des « chiens égorgeurs ».

— Pour quelle raison ?

Il était inquiet. Henri III, il en était sûr, voulait assassiner Henri le Balafré, et ce dernier, aveuglé par sa vanité, refusait de quitter Blois, assurant que le souverain n’oserait jamais le faire tuer : Henri III était trop bon catholique, indécis comme une femme. D’ailleurs, Henri de Guise, montrant sa propre garde, disait qu’il ne se déplaçait jamais seul, qu’au premier de ses appels on se précipiterait à son secours. Si le roi tentait quelque chose contre lui, le Balafré ne donnait pas cher de son trône et de sa vie ! Paris s’insurgerait. Ce serait une guerre cruelle où périrait la dynastie : avec Henri III celle des Valois, avec Henri de Navarre celle des Bourbons. Alors pourraient enfin accéder au trône les Guises, descendants de Charlemagne et des Capétiens, et serait renoué le vrai fil dynastique.

— Avec qui es-tu ? a fini par questionner Sarmiento en se levant et en apparaissant ainsi dans la lumière.

Son visage m’a alors semblé encore plus dur, plus menaçant.

J’ai écarté les bras, dit que je ne voulais que la paix. J’avais trop vu couler le sang.

Il a eu une grimace de dégoût et de mépris.

— Michel de Polin t’a empoisonné l’esprit. Tu es devenu l’un de ces machiavélistes qui sont les pires ennemis de la paix chrétienne. Athéistes, plus pervers que des renégats !

Il s’est avancé, la main sur le pommeau de son épée.

— Choisis bien ton chemin, Bernard de Thorenc, a-t-il repris. Ce que nous avons vécu ensemble, tu sembles l’avoir oublié. Passe loin de moi !


Je suis sorti de sa demeure à reculons, sachant qu’il était homme à me donner un coup d’épée entre les épaules sans que sa main tremblât, tant il était sûr de son droit, de sa foi. Oui, il m’aurait tué comme il l’aurait fait d’un animal nuisible ou d’un démon. Je mesurais sa rage et sa haine à la flamboyance de son regard.

Il me l’avait dit : j’étais à ses yeux coupable de trahison, d’alliance avec les pires ennemis de son roi, ceux qui étaient responsables des échecs de Philippe II aux Pays-Bas ou du désastre de ce que, dans son orgueil, Philippe II avait appelé l’Invincible Armada.

Celle-ci gisait au fond des mers au large des côtes de l’Angleterre.

Il fallait donc à Philippe II une victoire. Il la remporterait si le royaume de France restait divisé, ou si, mieux encore, Henri le Balafré montait sur le trône.

Sarmiento veillait sans relâche sur ce dernier, l’avertissant des dangers qui le guettaient, essayant de connaître les desseins secrets du roi.


Mais je me suis tu, sachant pourtant par Enguerrand de Mons et Vico Montanari que Henri III réunissait chaque soir ses proches et le chef de ces quarante-cinq coupe-jarrets. Qu’il se réjouissait des défaites espagnoles qui affaiblissaient Henri le Balafré et sa Sainte Ligue, et que le moment paraissait favorable pour le frapper.


Je marchais le long des berges de la Loire, traversais la cour du château et voyais ces groupes d’hommes qui s’observaient, les uns appartenant au roi, les autres aux Guises. Le ciel était noir et bas. Il pleuvait presque chaque jour. Michel de Polin m’entraînait à couvert, dans la pénombre d’un auvent. Les gouttes martelaient le toit, formant un rideau gris devant nous.

— Ce n’est, parmi les courtisans, les conseillers, les gardes du corps du roi et ceux de Henri de Guise, que craintes et suspicions, disait-il. On s’attend à quelque accident étrange et inouï, mais on ne sait quel il sera, ni qui en sera l’auteur.

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