De quoi nous nourrissons-nous ?
Un soir de notre adolescence, nous prenions l’apéritif, mon frère et moi, chez une tante haute en couleur et en mots. Les mots étaient son affaire. Elle en appréciait l’exactitude. Elle savait les faire entrer dans leur juste case. C’était d’ailleurs une cruciverbiste émérite.
L’heure tournant, je me levai :
— Bon, ce n’est pas tout ça mais il faut qu’on y aille, on va manger chez les R.
Ma tante me regarda comme si elle avait avalé son dictionnaire :
— Mais non, voyons, vous allez dîner, chez les R !
Mon frère tempéra doucement :
— Oui, mais tu connais Daniel, il en profitera certainement pour manger quelque chose.
Toute notre vie je me suis alimenté à son humour.
Châlons-en-Champagne — à l’époque Châlons-sur-Marne. J’avais dix ou onze ans. Lui cinq de plus. « C’est le seul domaine où tu ne me rattraperas jamais. » (Sur ce point, hélas, il s’est trompé.) Nos parents recevaient. Ces soirs-là nous mangions à la cuisine, charge à lui de faire cuire notre steak et de le partager. Ce qu’il faisait toujours de la même façon : une fois la viande cuite, il la coupait en deux parts scandaleusement inégales, me donnait la minuscule et laissait tomber de très haut la gigantesque dans son assiette. Je poussais des hurlements :
— Salaud ! C’est dégueulasse ! Je le dirai à maman !
Il me regardait, surpris :
— Si tu t’étais servi, laquelle aurais-tu prise ?
— La petite !
— Eh bien tu l’as, de quoi tu te plains ?
Le drôle était que nous ne nous disputions pas ; nous jouions à nous disputer. La scène, indéfiniment répétée — il l’empruntait d’ailleurs à une histoire de Nasreddin — , était un simulacre de conflit dont nous ne nous lassions pas. Je savais qu’il mangerait la petite part. Il savait que je ferais semblant de râler.
Djibouti ; j’avais cinq ans, lui dix et une mission quotidienne : préparer mon goûter. Nous avions fait de cette cérémonie un long rituel ludique où le langage l’emportait sur le goûter proprement dit. (Pour silencieux qu’il fût, c’est ce frère qui m’apprit à parler. Et d’ailleurs à lire, plus tard, les romans qu’il aimait. Donc à écrire.) Le jeu était le suivant ; vers quatre ou cinq heures de l’après-midi, je demandais, brutal :
— Bernard, goûter !
Il prenait une mine étonnée et m’expliquait qu’en conscience il ne pouvait préparer son goûter à un garçon qui le réclamait aussi grossièrement.
— Bon, s’il te plaît, mon goûter !
— C’est mieux, mais ça reste très insuffisant.
— Allez, Bernard, tu pourrais me préparer mon goûter, s’il te plaît ?
— Ce n’est pas mal, mais c’est encore loin d’être ça.
Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il m’ait fait élaborer une phrase prodigieusement alambiquée pour un enfant de mon âge, mélodie laudative et suppliante dont il m’apprenait la plupart des mots et qui chaque jour s’allongeait un peu plus :
— Ô grand Bernard, frère magnifique et vénéré, consentirais-tu, du haut de ton immense bonté, à laisser tomber ton regard sur le misérable vermisseau affamé qui se prosterne à tes augustes pieds et daignerais-tu lui préparer un de ces somptueux goûters dont tu as seul le secret, pour anéantir la faim atroce qui le tenaille ?
À la fin de sa vie il lui arrivait de faire des gâteaux secs, de ces gâteaux méridionaux, petites tranches de béton piqueté d’amandes qui, de la Provence au sud de l’Italie, changent de nom selon la région mais flattent partout l’orgueil local. On les amollit parfois dans le vin du cru. Un jour, il y mit du gingembre. Me tendant la corbeille, il proposa :
— Un Bartleby ?