Le désir de monter au théâtre le Bartleby de Melville m’est venu un jour que je pensais à mon frère Bernard. Je conduisais sur l’autoroute du Sud, entre Nice et Avignon. Un bolide venait de me doubler, un de ces projectiles de luxe comme on en trouve tant sur cette portion d’autoroute. Ferrari, peut-être, du rouge en tout cas, et du neuf. J’étais un homme d’âge mûr et n’avais jamais acheté une voiture neuve de ma vie.
— On ne va tout de même pas ajouter à l’entropie…
Un des principes de mon frère mort.
— Usons l’usé ?
— C’est ça, n’abusons pas, usons l’usé.
Il était mort depuis seize mois. Sa présence me manquait. Nous habitions à sept cents kilomètres l’un de l’autre, nous nous voyions assez peu mais nous nous téléphonions souvent. Dans les premières semaines qui suivirent sa mort il m’est arrivé de décrocher le téléphone pour l’appeler. Arrête. Ne fais pas le fou. On souffre beaucoup mais on n’est pas fou de douleur. Je raccrochais sans composer son numéro, en m’accusant de m’être offert une petite représentation de deuil fraternel.
Seize mois plus tard il me manquait encore quotidiennement. Mais il s’invitait souvent. Avec tact, je dois dire. Il s’installait discrètement en moi. Mon cœur n’accusait plus le coup. Les larmes ne me venaient plus. Mon frère débarquait à brûle-pourpoint et mon chagrin avait cessé de le rejeter. L’émotion se faisait accueillante. Je l’acceptais en l’état. Je constatais sa présence parce qu’une bagnole me doublait à toute allure sur l’autoroute du Sud. Cette flamme qui me frôle, ce point rouge si vite à l’horizon, l’écho tenace de l’échappement, je viens d’être doublé par l’exact contraire de mon frère. C’est à cet instant précis que m’est venu le désir de relire le Bartleby de Melville, de le monter au théâtre et de le jouer. Un de mes regrets — mais bien sûr ça ne veut rien dire — c’est que Bernard n’ait pas vu le spectacle.
— Bartleby… En voilà un qui n’ajoutait pas à l’entropie.
C’est ce qu’il m’aurait dit, à coup sûr.