Dans les premières semaines qui suivirent la mort de mon frère, j’ai perdu l’usage de mon corps. Je me suis abandonné. J’ai manqué me faire écraser plusieurs fois dans Paris, je me suis fait casser la gueule dans le métro, je suis tombé d’une falaise, j’ai fait un tête-à-queue qui a placé le museau de ma voiture au-dessus d’un précipice. Et je n’ai pas eu peur. Ni dans l’instant ni en y repensant. Histoire de me reprendre en main, je me suis dit que j’allais écrire sur lui. Sur nous. Ma mémoire s’y refusa, comme s’il avait emporté nos souvenirs avec lui. Sa maigreur, certes, son humour, bien sûr, ce regard qui ne jugeait pas, d’accord, le timbre un peu nasal de sa voix, son refus de dramatiser, oui, sa résolution de ne rien ajouter à l’entropie, bon, le fait que nous ne nous soyons jamais disputés, pas une seule fois tout au long de nos vies, c’est vrai…
Et puis ?
Nos souvenirs sont des sensations.
L’unique souvenir précis, qui me revenait obstinément, était la descente de notre rivière, enfants, quand nous la suivions jusqu’à la mer en sautant de rocher en rocher, en la surplombant par les chemins de falaise, ou en jouant les explorateurs à travers les canisses. Quand nous nous perdions de vue nous sifflions entre nos doigts pour nous rappeler l’un à l’autre. Des coups de sifflet allongés, effilés sur les dernières notes, que répercutait le calcaire des falaises. C’est encore de cette façon qu’il m’arrive d’appeler les taxis.