Je la reconduisais chez elle après une réunion de famille. Nous roulions sur cette même autoroute du Sud où le souvenir de mon frère préféré m’avait donné l’envie de monter Bartleby. Elle se plaignait de ce que son mari — lui, donc, mon frère — eût laissé ses affaires en plan avant de mourir. Qu’il lui fallait maintenant, elle, se débrouiller seule avec la paperasse. Elle m’enjoignait d’être plus prévoyant, de partir en ayant tout mis en ordre, de penser aux survivants. Elle me parlait comme une mère ordonne à son fils de faire son lit au carré. C’était une voix pointue et nette. Un ton qu’on ne contredit pas. Aucune place pour le doute. Je conduisais sans répondre. Je songeais aux couples. À celui-ci en particulier. C’est donc l’histoire d’un couple, me disais-je, où le mari ne m’aura jamais dit de mal de sa femme qui ne m’en aura jamais dit de bien. L’envie me vint de modifier cette histoire. Si peu que ce fût. Nous allions arriver chez elle. Nous passions devant le cimetière où le préféré et le puîné étaient enterrés dans deux tombes voisines. Oui, après la mort du préféré le puîné était mort à son tour. Je le croyais absolument détruit par Alzheimer mais il y avait encore suffisamment de conscience en lui pour le faire mourir de chagrin. Si son frère préféré ne venait plus le visiter tous les jours, c’est que son frère préféré était mort. Il mourut donc aussi, emporté par cette intuition. Je crois en ces choses parce que cette chose bouleversante s’est produite.
Bref, je m’étais mis en tête de faire dire à l’épouse une gentillesse sur mon frère. Je voulais entendre cela une fois. Une seule fois. C’était une idée idiote, j’aurais pu m’en passer mais j’ai dû me raconter que la satisfaction de ce désir à ce moment précis m’était vitale. (On ne pense qu’à soi et je suis capable de ce genre d’idiotie.)
J’ai donc arrêté la voiture devant le cimetière. Nous nous sommes rendus sur la tombe et là j’ai demandé à l’épouse de me dire quelque chose de gentil sur mon frère. J’ai précisé, n’importe quoi, une douceur, un bon moment, un détail qui t’émeuve, quelque chose qui te fasse plaisir. Rien qu’une fois, s’il te plaît. Elle s’est tue, d’abord. Elle réfléchissait. Elle plissait son front bombé. Dieu que cette fille avait été jolie ! Nos vies étaient presque passées mais le souvenir vivace de la beauté régnait encore sur ce visage crispé par la réflexion. Elle plissait le front. Elle réfléchissait avec beaucoup de sérieux. Elle fouillait en son couple. Un beau souvenir allait surgir, pêché peut-être dans les profondeurs de leur jeunesse. J’étais attentif comme au-dessus d’un cadeau qu’on ouvre. Front plissé, sourcils froncés, bouche contractée, elle dit enfin :
— Je ne l’ai jamais trompé.