21

Sur scène, j’ai bientôt cessé de lire. J’ai vite su le texte par cœur. Ma posture de lecteur était devenue une attitude de comédien et le livre un partenaire entre mes mains. Je ne lisais plus Bartleby, je le disais. Je le possédais. (À moins que ce ne fût le contraire.) Je récitais la totalité du texte dès mon réveil, sous ma douche ou en préparant le petit déjeuner, et je continuais le reste de la journée, en faisant les courses, en prenant le métro, en marchant dans la rue, en poireautant dans une queue de cinéma ou dans une salle d’attente. Je récitais mon Bartleby à toute allure. Je battais des records de vitesse. En termes de métier cela s’appelle faire des italiennes. C’était pour l’aisance, pour éliminer la question de la mémoire, pour parer à la menace des trous. Mais je disais le texte lentement aussi. Pour deux raisons : d’abord Bartleby m’était une compagnie qui palliait — inexplicablement, dans une très faible mesure, comme une allusion — l’absence de mon frère, ensuite j’éprouvais un grand plaisir à pétrir la phrase de Melville. Melville, c’est de la pâte à pain. C’est épais sans être lourd. C’est gorgé de sens et de silence. Melville, c’est parfois d’une lenteur de lave. C’est lent à remplir les anfractuosités mais ça les remplit toutes. Les interstices aussi. J’étais plein. (À me voir marmonner sans arrêt on pouvait d’ailleurs me croire saoul.) De toutes les traductions existantes, j’avais opté pour celle de Pierre Leyris. Leyris ne prétendait pas à l’allègement de Melville. Il ne cherchait pas à le rendre croustillant. Son style était de la même pâte. Il ne jouait pas les novateurs. Remplacer le verbe « préférer » par le verbe « aimer » par exemple : j’aimerais mieux pas. Non, Leyris savait que la préférence est explicitement au cœur de cette affaire Bartleby, que le verbe préférer est le pilier de cette histoire. Je préférerais pas. Dans une première version il faisait dire au scribe : je ne préférerais pas. Dans la seconde, plus de ne, la formule plus crue, rendue orale : Je préférerais pas. Les deux mots côte à côte, c’est-à-dire face à face : le verbe et son impossible adverbe de négation. L’oxymore qui rend fou. La querelle des traducteurs vient de ce que l’humour distingué de l’expression I would prefer not to est difficile à rendre chez nous. Ce mélange de politesse, de retenue, de détachement et de ferme résolution, cette fin de non-recevoir diluée dans une formule un peu étrange pour les Anglais eux-mêmes échappe à notre grammaire de l’humour. Si bien que sa traduction est devenue un objet de litige. À mes oreilles, I would prefer not to sonne déjà comme du Melville ; la formule a dû s’imposer à lui en même temps que le personnage de Bartleby.

À malaxer leur texte du matin au soir j’étais devenu le mitron de Leyris et de Melville. La phrase qui tombait le plus fréquemment dans mon pétrin est la dernière du passage précédent : Car il était extrêmement difficile de garder constamment présents à l’esprit les particularités et les privilèges étranges, les exemptions inusitées qui formaient les conventions tacites selon lesquelles Bartleby restait à mon étude.

— Merde, pourquoi il le vire pas, ce chieur ?

C’est, un soir, ce que s’est écrié un spectateur du premier rang. Sa voisine lui donna un coup de coude. Il mit la main devant sa bouche :

— Oh ! Pardon !

Il m’attendait à la sortie du théâtre pour s’excuser encore.

— Désolé, monsieur, vraiment, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Загрузка...