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À la suite de l’annonce que j’insérai, un jeune homme immobile apparut un matin sur le seuil de mon étude (nous étions en été et la porte était ouverte). Je vois encore cette silhouette lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonnée ! C’était Bartleby.

Après quelques mots touchant ses capacités, je l’engageai, heureux d’avoir dans mon corps de copistes un homme aussi singulièrement paisible qui ne manquerait pas, pensais-je, d’exercer une influence salutaire sur le tempérament évaporé de Dindon et sur les esprits ardents de Lagrinche. C’étaient là des surnoms que mes deux autres scribes s’étaient mutuellement décernés et qui passaient pour définir leurs personnes et leurs caractères respectifs.

Dindon était un Anglais trapu et bedonnant, qui, le matin, était le plus civil, le plus débonnaire et le plus respectueux des hommes, mais, passée l’heure du déjeuner il faisait des taches, mettait ses plumes en pièces, envoyait promener ses papiers avec une inconvenance de manière fort triste à observer chez un homme qui avait à peu près le même âge que moi, c’est-à-dire qu’il frisait la soixantaine.

Lagrinche, lui, était un jeune homme qui pouvait avoir dans les vingt-cinq ans, parfaitement sobre celui-là, mais chez qui la nature avait tenu lieu de vigneron en lui donnant dès la naissance un tempérament si foncièrement irritable et comme alcoolique que toute libation était inutile. Heureusement pour moi, sa nervosité irascible, son intolérance ricaneuse se manifestaient principalement le matin. En sorte que je n’avais jamais à supporter en même temps les excentricités de mes deux employés.

Gingembre, le troisième, était un gamin d’une douzaine d’années dont la fonction consistait essentiellement à pourvoir Dindon et Lagrinche en gâteaux et en pommes.

Quant à moi, je suis un de ces hommes de loi sans ambition, qui jamais n’interpellent un jury ni ne suscitent en aucune manière les applaudissements publics, mais qui, à Wall Street, dans la fraîcheur tranquille d’une retraite douillette, besognent douillettement parmi les obligations, les hypothèques et les titres de propriété des riches.

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