Je descendais les escaliers du métro quand elle m’apprit son suicide. Le téléphone vibre dans ma poche. Elle m’annonce le suicide de son mari. Mon frère. Le cœur battant, je m’assieds sur une marche. Mais non, mais non, tentative, seulement. Tentative ratée. Il est tiré d’affaire. À l’hôpital. Lavage d’estomac.
Je me relevai et entrepris de la consoler. Ma pauvre ! Se réveiller un matin au côté d’un mari agonisant… Consolation, consolation : Ma pauvre ! Cette part de nous-mêmes qu’on doit inévitablement sentir responsable du geste de l’autre… Ma pauvre ! Le corps du mari presque mort à côté de soi, au petit matin, dans notre lit, les cachets, le flacon vide, la terreur : Oh ! Ma pauvre !
— À côté de moi ? Comment ça à côté de moi ? Ah ! non, pas dans mon lit quand même ! Dans le sien ! Dans sa chambre !
Une autre chambre alors… Les cachets avalés dans un autre lit… Dans son lit à lui. Dans la solitude d’une chambre à part.
J’ai lentement remonté les marches du métro. J’avais besoin d’air et d’espace. Besoin de marcher en rond sur la place de la Nation pour écouter cette voix dévider la litanie des griefs à l’égard du mari rescapé. Il était décidément « impossible » ! Et en plus il s’était trompé de cachets. Il croyait avoir avalé des somnifères, c’étaient des « euphorisants ». Ridicule ! (C’est vrai, on ne songe pas assez au ridicule des rescapés. La mort a ceci de commun avec la vie qu’il ne faut pas la rater. Jusqu’au bout les vivants sont au balcon ! Des « euphorisants »… pensez donc… Ridicule.) C’était de son malheur à elle qu’elle m’entretenait. L’impossible mari… Elle n’en finissait pas de dresser la liste de ses insuffisances et de ses démissions. Marcher et laisser parler. Faire le tour de la grande place autant de fois qu’il le faudrait. Ne pas l’interrompre. Ne pas lui expliquer par exemple qu’à l’écouter dévider la liste de ce que mon frère préférait ne pas être ou ne pas faire elle me rappelait cet ami commun que nous avions, lui et moi, et qui faisait le désespoir d’un notaire de Wall Street dans les années 1850.
J’ignorais cette chambre à part. Je devinais la solitude conjugale, mais je ne la savais pas territoriale. Lequel des deux avait déménagé ? Lequel avait abandonné le terrain à l’autre ? Pendant qu’elle dévidait ses plaintes, je songeais à l’organisation domestique de la solitude. Chambre à part… Qui décide de cet exil dans le royaume de la famille ? Nos propres parents ne dormaient pas dans le même lit mais ça ne me paraissait pas de l’ordre du bannissement. Une survivance bourgeoise du dix-neuvième siècle plutôt : le lit commun pour la procréation, la chambre à soi pour le sommeil. Pourquoi chambre à part, eux ? Je me rappelais le temps où les visages de ces deux-là étaient éclairés par le même lit.
Finalement je posai la question.
— Mais parce qu’il ronfle ! Beaucoup trop fort !
C’était vrai, mon frère ronflait. J’avais peu dormi dans la cabine de bateau que nous avions partagée durant notre dernière traversée pour la Corse. Je m’en voulais d’avoir oublié ce détail. Je pestais et je riais en même temps. Mon frère ronflait. Nous avions bu notre bière du soir, au frais, sur le pont du bateau, et hop, au lit, dans la même cabine, comme quand nous étions enfants. À peine endormi, me voilà réveillé. Nous avions partagé la même chambre pendant les onze premières années de ma vie et l’amitié fraternelle m’avait fait oublier ce détail, mon frère ronflait. Ronfleur précoce et tenace. Pendant onze ans j’avais dormi dans sa respiration.
Donc : chambre à part. Je l’imaginais acceptant tranquillement le verdict et laissant fuir l’objet du désir sans un geste pour le retenir. Chambre à part, pourquoi pas, après tout ? Pour lui, ce ne devait pas être un exil, c’était une conséquence naturelle du délitement. Lente décomposition affective avant la nuit du corps.