J’ai oublié de dire que des portes à double battant de verre dépoli divisaient mon bureau en deux compartiments, occupés l’un par mes scribes, l’autre par moi-même. Je résolus d’assigner à Bartleby un coin près des portes, mais de mon côté, afin de pouvoir aisément appeler à moi cet homme tranquille si j’avais quelque petite chose à lui faire faire. Je plaçai donc son pupitre dans cette partie de la pièce, tout contre une fenêtre qui, du fait de constructions nouvelles, n’offrait plus de vue du tout, bien qu’elle donnât quelque lumière. Afin de rendre cet arrangement plus satisfaisant encore, je dressai un grand paravent vert qui mettrait Bartleby entièrement à l’abri de mon regard tout en le laissant à portée de ma voix. Ainsi nous nous trouvâmes en quelque sorte unis, mais chacun en privé tout ensemble.
Pour commencer, Bartleby abattit une extraordinaire quantité d’écritures. On eût dit d’un homme longtemps affamé de copie et se gorgeant de mes documents. Il ne s’arrêtait pas pour digérer, mais tirait jour et nuit à la ligne, copiant à la lumière du soleil comme à celle des bougies. J’aurais été ravi de son application s’il avait été allègrement industrieux. Mais il écrivait toujours silencieusement, lividement, machinalement.
C’est, il va sans dire, une part indispensable du travail de scribe que de vérifier mot à mot l’exactitude de sa copie. Lorsqu’il y a deux scribes ou plus dans une étude, ils s’assistent mutuellement dans cet examen, l’un lisant la copie, l’autre prenant en main l’original. Si j’avais placé Bartleby aussi près de moi derrière le paravent, c’était, précisément, pour user de ses services à ces menues occasions.
Il était, je crois, depuis trois jours avec moi, et ses propres écritures n’avaient pas encore dû être collationnées lorsque, fort pressé d’expédier une petite affaire en cours, j’appelai tout à coup Bartleby. Dans ma hâte et dans ma confiance en son obéissance immédiate, j’étais assis la tête penchée sur l’original, et la main droite tendant la copie de flanc avec quelque nervosité, afin que Bartleby pût s’en saisir dès l’instant qu’il émergerait de sa retraite. Telle était donc exactement mon attitude lorsque je l’appelai en lui expliquant rapidement ce que j’attendais de lui : à savoir qu’il collationnât avec moi un bref mémoire.
Imaginez ma stupeur, non, ma consternation lorsque, sans quitter sa solitude, Bartleby répondit d’une voix singulièrement douce et ferme :
— Je préférerais pas.
L’idée me vint aussitôt que mes oreilles m’avaient abusé ou que Bartleby s’était entièrement mépris sur le sens de mes paroles. Je répétai ma requête de la voix la plus claire que je pusse prendre. Mais tout aussi clairement retentit la même réponse que devant :
— Je préférerais pas.
— Vous préféreriez pas ? fis-je en écho, me levant avec beaucoup d’excitation et traversant la pièce à grandes enjambées. Que voulez-vous dire ? Êtes-vous tombé sur la tête ? Je veux que vous m’aidiez à collationner ce feuillet-ci… Tenez.
Et je le lui tendis.
— Je préférerais pas, dit-il.