Il n’y a guère lieu, semble-t-il, de pousser plus loin ce récit. L’imagination suppléera aisément au maigre exposé de l’enterrement du pauvre Bartleby. Mais avant de vous quitter, si ce petit récit vous a suffisamment intéressé pour éveiller votre curiosité à l’endroit de Bartleby et du genre de vie qu’il avait pu mener avant notre rencontre, tout ce que je puis répondre c’est que je partage pleinement ladite curiosité mais que je suis complètement incapable d’y satisfaire.
Toutefois, je ne sais si je dois divulguer certaine petite rumeur qui vint à mon oreille quelques mois après le décès du scribe. Sur quel fondement reposait-elle, je n’ai jamais pu le découvrir, aussi suis-je incapable de dire dans quelle mesure elle est vraie.
Quoi qu’il en soit la rumeur en question voulait que Bartleby eût exercé une fonction subalterne au service des Lettres au rebut de Washington, et qu’il en eût été soudainement chassé par un changement administratif. Quand je songe à cette rumeur, je puis à peine exprimer l’émotion qui s’empare de moi.
Les lettres au rebut !
Cela ne rend-il point le son d’hommes au rebut ?
Imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême désespérance ; peut-on concevoir besogne mieux faite pour l’accroître que celle de manier continuellement ces lettres au rebut et de les préparer pour les flammes ?
Car on les brûle
chaque année
par charretées.
Parfois, des feuillets pliés, le pâle employé tire un anneau : le doigt auquel il fut destiné s’effrite peut-être dans la tombe ;
un billet de banque que la charité envoya en toute hâte : celui qu’il eût secouru ne mange plus, ne connaît plus la faim ;
un pardon pour des êtres qui moururent bourrelés de remords ;
un espoir pour des êtres qui moururent désespérés ;
de bonnes nouvelles pour des êtres qui moururent accablés par le malheur.
Messages de vie, ces lettres courent vers la mort.
Ah ! Bartleby ! Ah ! humanité !