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Je ne sais rien de mon frère mort si ce n’est que je l’ai aimé. Il me manque comme personne mais je ne sais pas qui j’ai perdu. J’ai perdu la gratuité de cette affection, l’agrément de cette compagnie, la profondeur de ce silence, la distance de cet humour, la délicatesse de cette attention, la sérénité de ce jugement, cette intelligence des situations, la paix. J’ai perdu ce qui restait de douceur au monde. Mais qui ai-je perdu ?

Je l’ai dit, il était le préféré de la famille, le préféré des parents et de leurs trois autres garçons. C’était presque sa définition. En famille une simple formule, répétée tout au long d’une vie, suffit à évoquer la personnalité des uns et des autres. De l’aîné, notre mère disait : « Plantez-le au Sahara, il poussera des femmes. » Du puîné (qui emporta les mystères d’une vie mélancolique dans les abysses d’Alzheimer) la mère disait qu’enfant « il faisait des crises de nerfs épouvantables ». Le troisième était le préféré, et à moi le dernier-né (le « caganis », en argot local), la mère répétait : « Tu m’as fait un abcès au sein. » Aucune acrimonie dans ces propos maternels, aucune intention de flatter ou de rabaisser ; juste des impressions qui, à la naissance de chaque garçon ou durant sa petite enfance, avaient affecté la mère d’un ressassement. Elle répétait ces formules sans penser à mal. Chacun de ses fils se détachait sur un fond de toile particulier, voilà tout.

Le troisième, donc, était le préféré. Entre lui, notre mère et moi, cette préférence était l’occasion d’un petit dialogue de comédie qui nous amusait beaucoup. Je mimais la colère en glapissant, sur le ton d’une idiote tendresse maternelle :

— Ah ! Mon petit Bernard, mon petit Bernard ! Mais quand comprendras-tu qu’il n’en veut qu’à ton héritage ?

La mère répondait en riant :

— Il a raison, je lui donnerai tout, et à toi pas un kopeck !

Le frère concluait :

— C’est comme ça, mon petit gars. Dans la vie, faut savoir se placer.

Du rire de notre mère — qui avait le caractère plutôt sombre — je me rappelle la clarté. Quelle luminosité à ces moments-là !

Beaucoup plus tard, vieux messieurs devenus, promenant nos chiens dans la garrigue, j’interrogeai Bernard sur son statut de fils préféré.

— C’était lourd, répondit-il.

Il n’ajouta pas grand-chose, me laissant le soin de soupeser le fardeau de l’idéalisation. Chacun de nous à notre façon l’avait installé à une hauteur dont il aurait bien aimé descendre, mais comment faire ? Son extrême gentillesse, sa serviabilité, son calme, sa discrétion, son refus de dramatiser, sa lucidité, son attention, son ironie douce avaient fait de lui la référence implicite des uns et des autres. En sa présence, on ne se fâchait pas. Il incarnait l’équilibre familial. Par exemple, il était mon défenseur naturel. Dès mes premiers rapports avec l’institution scolaire je fus mauvais élève, affabulateur et voleur domestique. Il me restait tout de même quelques qualités et quand on me faisait un reproche qui tenait plus aux préjugés qu’à la réalité des faits, il corrigeait tranquillement mon accusateur en déclarant que non, Daniel n’est pas comme ça. Il apportait les preuves sans véhémence, on le croyait, le débat était clos.

— Oui, c’était plutôt pénible à porter, finalement, cette histoire de fils préféré.

Nous lui avions fait une réputation sur laquelle reposait le confort mental de notre tribu ; une tribu close sur elle-même où rien, jamais, ne se disait d’intime, où l’on faisait de l’esprit pour n’avoir ni à parler de soi ni à s’inquiéter réellement de l’autre, une tribu dont l’harmonie faisait l’admiration des collatéraux et des visiteurs mais dont chaque membre, séparément, tournait dans la cage de sa solitude. Extrême dignité du père ? Timidité congénitale ? Pudeur ? Affaire d’époque, d’éducation, de tempéraments ? Nous ne parlions qu’autour de ce qu’il y avait à dire. Souvent en commentant les livres que nous lisions. La Littérature nous servait de camp retranché.

Onze années de chambre commune mon frère et moi, davantage peut-être de conversations téléphoniques, le tour de la terre à promener nos chiens ensemble, des parties d’échecs qui frisaient l’éternité et je pourrais compter sur les doigts d’une seule main les secrets que nous avons échangés ! Quand, alarmé par son air d’abandon, j’essayai, par exemple, de l’engager sur le terrain de la confidence conjugale, il m’arrêta doucement :

— Mon pauvre Daniel, tu n’imagines pas à quel point les femmes sont différentes de nous.

Fin de la conversation.

Bref, la confidence n’était pas dans nos mœurs. Nous étions les derniers représentants du monde du silence : deux mérous, lui et moi, occupés à jouer aux échecs pour le plaisir de ne pas battre l’autre. Tout autour de nous et tout au long de nos vies, la parole se libérait, les barrages cédaient, l’intimité se répandait hors des familles, des couples, des amitiés, des entreprises, des partis politiques, elle envahissait les journaux, les écrans, la rue, le Net. La collision des sphères privées et publiques créa finalement un raz de marée si universel qu’aux plus hautes instances de l’État on put même entendre un président de la République déclarer publiquement qu’avec Une telle « c’était du sérieux ».

Nous, nous promenions nos chiens en nous taisant et, quand nous nous perdions de vue dans la montagne, nous nous retrouvions en sifflant entre nos doigts.

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