Aujourd’hui, le destin des morts est d’occuper les fonds d’écran. Je vois cette photo tous les matins en allumant mon ordinateur et la retrouve quand je referme ma page d’écriture : mon frère et moi assis sur un muret. J’ai trois ans. Il en a huit. Je suis le blond, il est le brun, je suis devant, il est derrière. Il me tient entre ses mains et, quoique tournant sans réticence son visage vers le photographe, il pose sur lui un regard qui installe une tranquille distance. Pourtant ce regard n’est pas méprisant. Pourtant ces mains ne sont pas possessives. Les mains ne cramponnent pas, le regard ne dit pas chasse gardée ce petit frère est à moi. Le regard songe, les mains protègent. Tout juste empêchent-elles le petit de tomber du muret. Ce qui pourrait bien arriver car le petit semble plein de vie. Regardez-les, le grand et le petit. Le grand est assis, tranquillement occupé à protéger le petit qui semble prêt à tout : il va se lever, il va vivre, il va rater sa scolarité mais il va jouer, rire, aimer, enseigner, écrire, publier, il va monter sur scène, il va, comme on dit, « réussir » entre les mains discrètement protectrices du grand, toujours assis sur le muret. En quoi consistait-elle, cette protection ? En une courte phrase, par exemple, que le grand prononça un soir où le petit, revenu de l’école avec des résultats effroyables, s’était plaint d’être si con. Le petit s’était rué dans leur chambre, s’était jeté sur son lit et, quoique victime d’un chagrin authentique, avait donné une représentation théâtrale de son désespoir : Je suis con ! je suis con ! je suis con ! répété une bonne dizaine de fois en martelant son oreiller, comme il l’avait peut-être vu faire au cinéma.
À quoi le grand avait répondu, en interrompant un instant sa lecture et d’une voix on ne peut plus calme et convaincante :
— Mais non, si tu étais con, je le saurais.