C’est plein d’une inquiète curiosité que je regagnai enfin ma porte. J’introduisis la clef sans rencontrer de résistance, ouvris et entrai. Point de Bartleby. Je regardai vivement autour de moi, jetai un coup d’œil derrière le paravent ; mais il était clair que mon homme avait disparu. Un examen plus minutieux des lieux me donna à penser que, depuis un temps indéterminé, Bartleby devait manger, s’habiller et dormir dans mon étude, et cela sans assiette, miroir ni lit. Oui, pensai-je, il est manifeste que Bartleby a fait de ce lieu son logis, qu’il y tient tout seul ses quartiers de célibataire. Et aussitôt m’envahit la pensée de l’absence de tout ami, de la solitude ô combien misérable qui se trahissait là. Sa pauvreté était grande, mais son abandon combien horrible !
Soudain, je fus attiré par le pupitre fermé de Bartleby, dont la clef était restée en évidence sur la serrure. Je pris sur moi de regarder à l’intérieur. Tout apparut méthodiquement rangé, les papiers disposés avec soin. Déplaçant les piles de documents, je tâtonnai dans leur profondeur. Je sentis quelque chose que je tirai au-dehors. C’était un grand mouchoir, aux coins noués, assez pesant. Je l’ouvris, et me trouvai en présence des économies de Bartleby.
J’évoquai alors tous les mystères tranquilles que j’avais observés chez cet homme. Je me souvins qu’il ne parlait jamais, sinon pour répondre, qu’il avait refusé de me dire qui il était, d’où il venait et s’il avait aucun parent en ce monde. Par-dessus tout, je me rappelai cette expression inconsciente de blafarde… comment dirai-je… mettons de blafarde hauteur, ou plutôt d’austère réserve qu’il prenait parfois, expression qui m’avait positivement intimidé au point que j’en étais venu à me plier docilement à ses excentricités, à ne plus oser lui demander la moindre vétille.
Comme je retournais toutes ces choses dans mon esprit, un sentiment de craintive prudence m’envahit. Mes émotions premières avaient été de pure mélancolie et de la plus sincère pitié ; mais à mesure que la détresse de Bartleby prenait dans mon imagination des proportions de plus en plus grandes, cette même mélancolie se muait en frayeur, cette pitié en répulsion.
Finalement, je pris la résolution suivante : le lendemain matin je lui poserais calmement certaines questions sur son histoire et, s’il refusait d’y répondre ouvertement et sans réserve (comme, sans doute, il le préférerait), je lui donnerais un billet de vingt dollars en sus de ce que je pourrais lui devoir, et je lui dirais que je n’avais plus besoin de ses services, tout en lui déclarant que si je pouvais lui être utile par ailleurs d’une manière ou d’une autre, je serais ravi de le faire.