15

La plupart des spectateurs n’avaient pas lu Bartleby le scribe. Beaucoup même ignoraient l’existence de cette nouvelle d’Herman Melville. Ils connaissaient Moby Dick, la baleine mythique, par le cinéma ou par ouï-dire, le nom de Melville était une réminiscence, mais ils ne savaient rien de Bartleby. (Ils disaient « Bartlebaïe ».) Ce fut une surprise pour moi. Les textes qui nous hantent — je ne sais plus quand Bernard m’a parlé de Bartleby pour la première fois — , nous les imaginons connus de tous. Eh bien non. D’ailleurs, la plupart des spectateurs ne venaient pas pour Bartleby mais pour moi. Un bon nombre étaient de mes lecteurs. Quinze ans plus tôt j’avais publié Comme un roman, une réhabilitation de la lecture à voix haute, aujourd’hui ils venaient m’écouter lire à haute voix. Ils venaient écouter leur auteur en lire un autre.

Seulement, magie du théâtre, dès que je commençais à lire je disparaissais au profit d’Herman Melville. Melville lui-même cédait la place au notaire et, dans le découpage que j’avais fait de la nouvelle, le notaire présentait Bartleby d’entrée de jeu.

Très vite, donc, les spectateurs se retrouvaient seuls face au scribe. Aussi seuls que l’était le narrateur. Au moment où celui-ci se félicite avec humour d’emmagasiner dans son âme ce qui deviendra éventuellement une friandise pour sa conscience, j’entendais fuser quelques rires subtils. On était franchement du côté du notaire, à présent. Un homme qui sait si bien se moquer de lui-même… Quelle lucidité sur son propre compte, n’est-ce pas ? Il se moque de lui et nous sourions ensemble. Nous partageons avec lui ces petits tours de passe-passe mentaux qui abonnissent la conscience et, comme lui, nous n’en sommes pas dupes. Nous nous congratulons entre gens de bonne compagnie. Nous voici subtils, lucides, patients et secourables. C’est un bon moment. Notre bienveillance, notre humour, notre sérénité tiennent Bartleby à distance. Le théâtre nous a mangés.

Загрузка...