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Nous sommes tous fous. Singulièrement quand nous rendons visite à ceux qui ont perdu la raison. Notre frère puîné était depuis quelques années atteint de la maladie d’Alzheimer. Bernard en assurait la tutelle. Il le visitait tous les jours dans la maison de Mme A. Moi, Parisien, je venais plus rarement, et j’étais un piètre visiteur. Dès que je me trouvais en sa présence je me sentais tout à fait empêché. Me reconnaissait-il ? En réalité, c’était moi qui ne le reconnaissais pas, et j’en étais paralysé. Où était passé ce frère-là ? Je ne le retrouvais plus dans ce grand corps habité par un enfant aux yeux perdus qui ne savait plus manger seul. Tous les Noëls de notre jeunesse il nous avait comblés de cadeaux somptueux. C’était le tempérament le plus généreux de la tribu et le salaire le plus important. Bernard l’appelait en souriant « ce qui se fait de mieux dans la maison ». Il m’avait offert ma première machine à écrire au prétexte que, les éditeurs n’acceptant pas les manuscrits, il fallait que je tape mes textes si je voulais être publié un jour. Il avait payé mes loyers d’étudiant (mes études tirant pourtant en longueur), il m’avait donné ma première voiture, et durant les derniers étés de sa lucidité nous avions fumé nos pipes ensemble, chez moi, dans le Vercors, à la chaleur du même feu, en jouant nous aussi aux échecs. Et me voilà dans sa chambre à ne savoir que faire parce qu’il n’était plus le frère que j’avais connu : où est la vraie folie ?

Un jour que je lui avais apporté du chocolat je restai pétrifié à le voir dévorer l’emballage qu’il avait vidé de son contenu. Bernard était entré dans la chambre à ce moment-là, lui avait doucement retiré le carton de la bouche et lui avait mis un chocolat dans la main :

— Non, mon vieux, le comestible, c’est plutôt ça.

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