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Je vins peu à peu à me persuader que mes désagréments relatifs au scribe étaient prédestinés de toute éternité, que Bartleby avait été nanti d’un billet de logement pour mon étude par une très sage Providence, et cela pour quelque mystérieux dessein qu’il ne m’appartenait pas à moi, simple mortel, de sonder.

« Oui, Bartleby, pensai-je, reste là derrière ton paravent, je ne te persécuterai plus ; tu es aussi inoffensif, aussi peu bruyant que n’importe laquelle de ces vieilles chaises ; bref, je ne me sens jamais autant en paix que lorsque je te sais là. Je le vois, je l’éprouve enfin ; je pénètre la raison d’être prédestinée de ma vie. Je suis satisfait. D’autres peuvent avoir des rôles plus élevés à jouer ; quant à moi, ma mission en ce monde, Bartleby, est de mettre mon étude à ta disposition aussi longtemps que tu trouveras bon d’y rester. »

Je crois que ce sage et bienheureux état d’esprit eût persisté sans les remarques peu charitables dont me gratifiaient spontanément les collègues qui venaient me rendre visite. Je me rendis compte que, dans le cercle de mes relations d’affaires, un murmure d’étonnement courait de bouche en bouche à propos de l’étrange individu que j’avais à mon étude. Cela m’ennuya fort. L’idée me vint que Bartleby pourrait bien atteindre un âge avancé, continuer à occuper mes bureaux et à défier mon autorité, exposer au scandale ma réputation professionnelle, se maintenir en vie jusqu’au bout grâce à ses économies (sans aucun doute il ne dépensait que quelques sous par jour) et, venant peut-être à me survivre, réclamer enfin la possession de mon étude en vertu du droit que lui conférait son occupation perpétuelle.

Que vais-je faire ? Que dois-je faire ? Qu’est-ce que ma conscience me dicte au sujet de cet homme, ou plutôt de ce fantôme ? Me débarrasser de lui s’impose. S’en aller, c’est bel et bien ce qu’il fera. Mais comment ? Tu ne vas pas jeter une créature aussi désarmée à la porte ? Tu ne vas pas te déshonorer par un pareil acte de cruauté ? Non, j’aimerais mieux le laisser vivre et mourir ici, quitte à sceller ensuite ses restes dans les murs. Que feras-tu donc ? En dépit de toutes tes exhortations, il ne s’en ira point. Il est clair qu’il préfère se cramponner à toi.

Alors, il faut prendre une mesure sévère, exceptionnelle. Quoi ! tu ne vas tout de même pas le faire appréhender par un agent de police et commettre à la prison commune son innocente pâleur ? D’ailleurs, sur quoi t’appuierais-tu pour perpétrer cela ? Sur le fait que c’est un vagabond ? Comment ! Un vagabond, un rôdeur, lui qui refuse de bouger ? C’est justement parce qu’il ne veut pas être un vagabond, que tu cherches à le classer comme tel ! Pas de moyens d’existence visibles, là je le tiens ! Point du tout, car il est indubitable qu’il subvient à son existence, et c’est là pour un homme la seule façon irréfutable de prouver qu’il en a les moyens.

Il suffit ; puisqu’il ne veut pas me quitter, il faut… Il faut que je le quitte ! Je changerai de bureau ! J’émigrerai ailleurs, et je le préviendrai honnêtement que si je le trouve dans mes nouveaux locaux, je le poursuivrai en justice pour pure et simple violation de domicile.

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