À la sortie du théâtre m’attendaient tous ceux qui me proposaient des hypothèses quant à l’état de Bartleby. Les plus naïfs cherchaient l’anecdote. Même saugrenue. Une jeune fille me dit avoir cru que Bartleby ne savait pas lire. Qu’il savait écrire, certes, mais qu’il ne pouvait collationner les copies de ses collègues faute de savoir lire. Sans s’expliquer cette bizarrerie elle s’y était accrochée pendant la moitié du spectacle. Un monsieur d’un certain âge soupçonnait Bartleby d’être « le fils caché du notaire ». Tenté par le drame bourgeois il prêtait des origines au héros et lui voulait un destin. Pour la défense de cette naïveté, il faut rappeler que Melville lui-même ne tirait pas son Bartleby du néant. Un ami de jeunesse, fort malade (il s’appelait Eli James Murdock Fly), lui aurait servi de modèle, et deux personnages de fiction aussi : le Nemo de Dickens, copiste dans La Maison d’Âpre-Vent, et un certain Adolfus Fitzherbert, clerc mélancolique, embauché dès les premières pages de L’Histoire de l’avoué, un roman oublié du non moins oublié James A. Maitland. (Je dois ces détails aux notes de Philippe Jaworski, dans la collection de la « Pléiade ».) Un jeune homme me déclara avoir très vite compris, lui, que toute cette affaire Bartleby c’était « un truc à la Godot ».
Parfois m’attendaient des médecins. Ceux-là y allaient de leurs diagnostics. Pour la plupart, Bartleby était schizophrène, bien sûr.
— Hébéphrénie, proposa un psychiatre. Cette perte massive de désir, ce repli sur soi, oui, oui, hébéphrénie…
Un interniste me parla de tuberculose, qui n’était pas plus rare qu’ailleurs dans le New York du XIXe siècle et suscite chez le patient une immense fatigue. Un autre médecin (Bartleby passionne le corps médical !) penchait pour une syphilis évoluée. Un autre encore parlait d’une aboulie caractéristique. Une historienne rapprocha l’état de Bartleby du type de psychose qui, selon elle, affectait au Moyen Âge les moines copistes les plus assidus à leur tâche. Un jeune professeur de littérature comparée me rappela que la « mélancolie était la grande affaire du XIXe, toutes littératures confondues ».
— La clinique du docteur Blanche était pleine de Bartleby(s) ! conclut-il.
Un malin provoqua l’hilarité de son entourage en affirmant qu’en tout cas on ne pouvait pas classer Bartleby parmi les hyperactifs. Une tonitruante idiote claironna que Bartleby, « je te l’aurais fait sortir de ses gonds, moi ! ».
D’autres, des lecteurs aguerris ceux-là, des érudits parfois, jouaient au jeu des comparaisons littéraires. Ils cataloguaient Bartleby en fonction de leurs lectures. Ils en faisaient un personnage du refus radical ou un non-désirant absolu. Pleuvaient alors des noms aussi variés que Meursault, Oblomov, Bardamu, ou l’Homme qui dort de Perec, tous, selon eux, frères de Bartleby en littérature. Un lecteur de Deleuze classa Bartleby parmi les « anges hypocondres » de Melville, quand le capitaine Achab faisait, lui, partie de ses « démons maniaques ». À chacun je répondais oui, oui, tout en me demandant pourquoi ils ne pouvaient aller se coucher sans avoir casé Bartleby quelque part. Tous notaires, en somme.
Jusqu’au jour où, cherchant moi-même le sommeil, je me suis demandé pourquoi j’avais monté ce spectacle. Et pourquoi n’avais-je mis sur scène que le seul personnage de ce notaire, rendu fou par celui du scribe ? Et pourquoi m’étais-je attribué son rôle ? Le fait que la nouvelle me plaisait depuis toujours n’était pas suffisant. Il me fallut admettre que je jouais avec mon frère absent. Toute notre vie nous avions joué ensemble. Je grimpais sur scène comme s’il était présent dans la salle. Comme si je lui rendais le biscuit au gingembre qu’il m’avait offert un jour : « Un Bartleby ? » Il n’était pas là, bien sûr, il n’était plus nulle part, mais je lui offrais son Bartleby tous les soirs. De son vivant, il avait aimé me voir jouer. Il venait à mes spectacles. Il me trouvait courageux de m’exposer sur scène. Il se déclarait fier de moi, comme pendant notre enfance quand un exploit mineur (escalader un mur, plonger de trop haut dans un trou de notre rivière) venait compenser mes ratages familiaux et scolaires. C’est à lui que je rendais mes comptes.
Le 6 avril de cette année-là, un rêve me le confirma.
Je l’ai noté.
Le voici.
Nous sommes en voiture, Bernard et moi, sur l’autoroute du Sud, nous allons chez nos parents. Il me demande des nouvelles de la pièce.
— Ça marche, ton Bartleby ?
— Oui, regarde. Et je lui tends une lettre de Mme A, la directrice de l’établissement où Alzheimer a conduit notre frère puîné sept mois plus tôt. Mme A y déclare avoir vu le spectacle et l’avoir beaucoup aimé. Bernard prend la lettre, commence à la lire mais, brusquement, je me rappelle que dans cette même lettre Mme A me parle de sa mort, à lui, Bernard. Elle me présente des condoléances tardives. Alors, je lui arrache la lettre des mains, prétextant qu’elle est « incomplète ». Je ne veux pas qu’il apprenne sa propre mort de cette façon.