Au théâtre, la salle est la caisse de résonance de la scène. Comédiens et spectateurs jouent les uns avec les autres (ou contre, c’est selon). Ce n’est pas une mince affaire de devenir un spectateur. Se départir en si peu de temps d’une profession, d’une famille, d’une journée de travail, d’une ville, d’une vie, de notre panoplie de références, d’habitudes et de normes… Ces manteaux que l’on ne sait où poser, le froissement des journaux qu’on essaie de replier, ces programmes qu’on interroge à voix haute, ces conversations qui n’en finissent pas de finir, ces portables qu’on tarde à éteindre, ces retardataires empêtrés dans leurs excuses, ces fauteuils qui claquent, ces corps qui retombent, ces grincements qui cherchent le confort, tout ce brouhaha du public qui s’installe c’est la lente soumission des spectateurs aux exigences du spectacle. On dirait la cacophonie des instruments dans la fosse d’orchestre avant l’entrée du chef. Quand enfin la lumière baisse dans la salle, puis s’éteint, et qu’on se croit accordé au silence de tous, notre corps prend le relais. En hiver ce sont les éternuements et la toux, en été ce sont les énervements de la chaleur, à quoi s’ajoutent, tout au long de l’année, les portables mal éteints et — peut-être plus pénible que tout le reste — le concert des protestations bien intentionnées.
Faire que les gens se taisent ce n’est rien. Le plus souvent, la présence des comédiens y suffit. Mais faire taire une toux, investir les corps au point que les sièges ne grincent plus, cela, c’est le miracle du texte. De ce point de vue, Melville se révéla un excellent médecin. Son Bartleby guérissait très vite les salles. Premières manifestations de l’attention, les rires remplaçaient vite les bruits du corps. Ils se répandaient à partir d’un foyer initial, suivant des parcours aléatoires, fonction de la place des autres rieurs dans la salle. Parfois, les foyers étaient si nombreux que le rire embrasait tout le public d’un seul coup (Dindon, Lagrinche, Gingembre ou le notaire lui-même dans le rôle des incendiaires). Parfois les rieurs étaient trop isolés, cernés d’attentifs plus introvertis ou tout simplement d’indifférents. Les rires alors étaient étouffés par le silence. Mais on riait, tout de même, à chaque représentation.
Plusieurs fois j’ai songé à faire la nomenclature de ces rires qui m’en disaient tant sur notre humanité. Rires militants, rires de surprise, rires scandalisés, sourires entendus, sourires d’attente, toute une gamme de rires et de sourires accompagnait le défilé du texte jusqu’à ce que plus personne ne rie, qu’un silence définitif envahisse la salle pour escorter le notaire vers ses derniers mots : Ah ! Bartleby ! Ah ! humanité !
Bartleby répond qu’il ne collationnera pas : refus d’obtempérer, rire de solidarité. Bartleby dort à l’étude : rire de surprise. Nom d’un chien que fait-il là ? Bartleby enjoint au notaire de faire un tour de pâté de maisons : franc éclat de rire, stupeur, quel culot, ce type ! D’autant que l’autre s’exécute. Elle est bien bonne ! Quelle perte de dignité ! Ces rires (ils seront les derniers rires francs du spectacle) sont encore porteurs d’espoir. Les spectateurs n’attendaient plus grand-chose de Bartleby et voilà qu’il vient de les surprendre en ouvrant sa propre porte au notaire un dimanche matin. On se demande ce qu’il fait là. On se demande ce qui va se passer. Cette apparition inattendue de Bartleby est promesse de suspense, de péripéties, donc d’explications. Nous n’avons pas encore admis que Bartleby ne fait rien ni ne fera rien, n’explique rien ni n’expliquera rien, qu’il n’est là que parce qu’il est là, qu’en réalité depuis le début il ne se passe presque rien et qu’il ne se passera plus rien jusqu’à la fin. Bartleby est là mais il n’est pas l’acteur de ce qui s’y joue. C’est la raison paradoxale pour laquelle tant de jeunes comédiens rêvent de jouer le rôle de Bartleby. Quelle aubaine, pour un jeune homme, cette incarnation énigmatique ! Sentir toutes ces curiosités tendues vers le paravent du notaire, ce public qui guette chacune de vos apparitions ! Qui est ce Bartleby ? Que veut ce Bartleby ? Que va faire ce Bartleby ? Quel est son mystère ? Être le seul à savoir que Bartleby ne veut rien, ne fait rien, ne révélera rien, ne satisfera aucune curiosité… Jouer le rôle de celui par qui rien n’advient, de qui rien ne procède, ne combler aucune attente, ne satisfaire aucun espoir, ne délivrer aucune explication, maintenir le public dans la tension, ce public si plein de désir, si quémandeur de sens… Tout lui refuser. Quel rêve de puissance ! Jouer le rôle de Bartleby ? Tentation suprême du jeune comédien prêt à tout, y compris à renoncer au texte.
Moi qui avoisinais alors l’âge du notaire, je ne jouais pas son rôle, je l’endossais. Plus je disais son monologue, plus je rendais sensible l’obsession de celui qui a besoin de comprendre.
Nous en sommes là, donc ; Bartleby a « renoncé à la copie ».
Sans que je l’aie voulu cet instant était, par le découpage que j’avais fait du texte, l’exact milieu du spectacle, son centre géodésique.
— Quoi ? Qu’est-ce encore ? Ne plus faire d’écritures ?
— Non.
— Et pour quelle raison ?
— Ne voyez-vous pas la raison de vous-même ?