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Un matin, je surpris une de mes élèves à jouer à la marelle sur les tables de la classe. Je dis bien sur les tables. C’était ce genre d’élève. Elle avait disposé les tables en forme de marelle et s’était élancée vers le paradis sous les yeux ébahis de ses camarades, collés aux murs. C’était un samedi matin, un de leurs professeurs était malade, je passais là par hasard, apparemment personne ne les surveillait.

Sauter d’une table à l’autre sur un seul pied sans les faire basculer n’est pas donné à la première ballerine venue. À plus forte raison à une adolescente rondelette qui ne crachait ni sur le rab de frites à la cantine ni sur les goûters. L’exercice était périlleux. Certains de ses camarades l’encourageaient en battant des mains, d’autres restaient, comme moi, saisis par la prouesse. Elle sautait sans économie, très haut, comme si chacun de ses pieds pouvait la propulser jusqu’au plafond. Nous étions en hiver, elle rebondissait sur d’épaisses chaussettes de laine qui amortissaient le son mais multipliaient les risques de dérapage. Elle aurait pu glisser en fin de course, tomber sur les fesses en arrivant au paradis, se briser les reins sur un coin de table ; pas du tout. Virevolte et parcours en sens inverse. Je fis taire ceux de ses camarades qui scandaient le rythme en claquant des mains. La prouesse s’acheva en un film muet d’une grâce absolue. Révérence. Applaudissements.

Cette élève voulait être notaire.

Elle était de loin la fille la plus dissipée, la plus impertinente de sa classe, voire de l’établissement. Chaque trimestre elle frisait le renvoi définitif. (Elle aussi constituait un problème dont le corps enseignant aurait aimé effacer l’énoncé.) Et elle voulait être notaire ! Avait-elle des notaires dans sa parentèle ? Aucun. Alors pourquoi notaire ?

— Parce que j’adore fourrer mon nez dans les affaires des autres, monsieur !

Après cette réponse à la Zazie elle précisa qu’elle serait notaire en province, dans une petite ville où chacun connaît chacun, envie chacun, médit de chacun, et où le notaire est seul à les connaître tous.

— Il les connaît, eux et leurs aïeux, au moins jusqu’à la septième génération ! conclut-elle, gourmande.

Aussi étrange que cela puisse paraître j’imagine le notaire de Melville animé par la même satisfaction de connaître son monde, et la même curiosité d’en savoir toujours davantage. Presque un appétit.

En dépit de l’image grise et noire que le public se fait de vous, notaires, vous exercez le métier le plus vivant qui soit. Le plus intéressant. Toute votre existence passée à voir s’éteindre, naître et s’accomplir celles des autres… Tant de biographies dorment dans le secret de vos classeurs ! Et tous ces morts font l’humus où ont poussé les vivants qui viennent chez vous, quotidiennement, réclamer une part d’héritage, faire appel d’une décision, affiner l’impôt sur la fortune, proposer un montage financier, bâtir le château de cartes des sociétés-écrans, garantir le patrimoine des enfants ou se protéger au contraire de leurs appétits précoces. On est le notaire, on a tout lu dans ces dossiers, tout entendu dans ces rendez-vous. Sans y prendre garde on est devenu spécialiste de l’espèce humaine. On sait tout sur tous et on connaît le fonctionnement de chacun. On a écouté toutes les confidences, soupesé toutes les argumentations, assisté à la turgescence de tous les désirs, enduré les plaintes de toutes les frustrations. On a vu s’élaborer le mensonge sous toutes ses formes et on a laissé des vérités humainement incontestables se noyer dans les froides profondeurs du droit. On connaît toutes les sources du désespoir, toutes les raisons du contentement, et ces petites éternités de fureur ou de joie célébrées dans les fauteuils de notre bureau, on les sait provisoires. On sait tout du désir des uns et des autres car la seule affaire de notre étude, en vérité, c’est le désir, l’inextinguible appétit de l’animal social. Le désir est notre seul client. Ayant saisi cela, on vit dans la certitude de comprendre l’être humain. Cette certitude alimente notre besoin d’en savoir davantage et fait de ce métier, réputé monotone, l’aventure la plus passionnante qui soit pour un esprit curieux. Voyons un peu ce que désire ce nouveau client. Voyons ce qui l’anime. Voyons sous quelle bannière il croit avoir placé sa vie…

Or, voici qu’un matin d’été un jeune homme s’encadre dans votre porte. Celui-là n’est pas un client, et celui-là ne veut rien.

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