Si je devais résumer la vie de mon frère, je dirais qu’il fut d’abord le fils et le frère préféré d’une famille de quatre garçons, puis le cadre estimé d’une vingtaine d’ouvriers dont il avait pris soin d’apprendre les métiers, puis le père adoptif de deux enfants chanceux, puis le père égaré d’un enfant mort-né, puis l’âme parkinsonienne d’une fin de vie sans amour. Je dirais aussi qu’il n’abusa ni de son statut d’enfant chéri ni de son autorité paternelle, qu’il ne se vanta pas de l’estime que lui portaient ceux qui travaillaient sous ses ordres, qu’il garda pour lui la douleur du deuil et ne se plaignit jamais d’un quelconque déficit d’amour conjugal — à mes yeux pourtant aussi flagrant les dernières années de sa vie que si on l’avait abandonné nu dans la neige. (Dans mes plus mauvais moments, il m’arrive de penser qu’il est mort de ce froid-là.)