J’aime bien rendre visite à Xavier. Cela faisait un bon moment que je ne l’avais pas fait. Son immeuble est mitoyen du mien, mais l’ambiance y est tout à fait différente. Nous, c’est un petit escalier, des appartements modestes, alors que lui, il a une gardienne, une grande cour avec des garages au fond et, au-delà, on aperçoit les peupliers du square. Xavier a toujours habité là, dans l’appartement de ses parents. Quand il était en retard à l’école, il escaladait les toits des garages, traversait le petit jardin public et arrivait directement au préau par le trou dans le grillage. On a souvent joué ensemble. Aussi loin que je m’en souvienne, c’était lui le grand costaud de notre bande. Un mec réglo, pas d’histoires, la moyenne partout, quelques copines. Tranquillement, il a fait son petit bonhomme de chemin, jusqu’à l’échec à l’armée. On n’a pas su pourquoi. Il n’a jamais voulu en parler. Pourtant, il a la réputation d’avoir de l’or dans les mains. Dans le quartier, dès qu’il faut souder, sitôt qu’on a besoin d’un expert en chalumeau, en métal ou en tuyau de cuivre, c’est Xavier qu’on va chercher. Il a un bon job dans une entreprise de plomberie industrielle. En quatre mois, il est devenu chef d’équipe, mais ça ne lui plaisait pas parce qu’il ne touchait plus au métal. Alors il a demandé à changer de poste. Il bosse de nuit sur des gros chantiers et, le reste du temps, il travaille sur son prototype.
Xavier, c’est une horloge. Tous les jours, été comme hiver, vous êtes certain de le trouver à son atelier à partir de 17 h 30. Au fond de la cour, il a acheté deux garages. Chaque jour, il ouvre les portes en grand et traîne son monstre mécanique dehors. Il a récupéré une vieille voiture dont seul le moteur était encore bon. Et puis il a tout repensé pour en faire un véhicule blindé à rendre jaloux le Président des États-Unis. Chaque pièce est une œuvre d’art. Les enfants viennent le voir, les voisins lui demandent où il en est. Si une petite dame a des problèmes de plomberie, elle l’appelle par sa fenêtre. Depuis que ses parents ont divorcé quand il avait dix-huit ans, je ne l’ai plus jamais vu prendre de vacances.
Aujourd’hui, comme prévu, je le trouve allongé sous son monstre de métal. Seules ses jambes dépassent.
— Xavier ?
Il se dégage.
— Salut Julie. Comment va ton poignet ?
— Mieux. C’est gentil. Et toi, ton bolide ?
— Je lui ai trouvé un nom : XAV-1. Xavier Armoured Vehicle One. Qu’est-ce que t’en dis ?
— Pas mal du tout. Tu avances comme tu veux ?
— J’adapte les suspensions. Avec mes modifs, XAV-1 pourra dévaler un chemin défoncé à pleine vitesse sans une seule secousse pour les passagers. Aucun constructeur n’a jamais réussi cet exploit. Il sera aussi beau qu’une Rolls et plus solide qu’un char. On ira faire un tour, si tu veux.
— J’y compte bien. Et quand penses-tu que XAV-1 sera opérationnel ?
Xavier a l’air tout heureux en m’entendant nommer son engin.
— D’ici deux mois. J’en vois le bout.
— Il faudra fêter ça.
— T’as raison. C’est toi qui lanceras la bouteille de champagne sur la calandre !
— Avec plaisir. Mais, en attendant ce grand jour, je suis passée te remercier de m’avoir sortie du pétrin hier.
— Normal. Tu l’as fait tellement souvent pour moi.
— J’ai aussi une question. Est-ce que tu crois que tu pourrais refaire une porte en tôle pour la boîte ?
— Aucun problème. Facile. Je te fais ça ce week-end si tu veux.
— Il n’y a pas urgence. De toute façon, je vais donner ma boîte au nouveau en attendant.
— Il pourra la garder. Pour toi, je vais faire une porte aux petits oignons.
— Ne te complique pas trop.
— Quand même. C’est la première fois que tu me demandes un coup de main métallique !
Heureux de rendre service, c’est tout lui. Je suis restée encore un peu. Je suis bien avec Xavier. Il y a quelque chose de rassurant à grandir près de ses copains d’enfance. On garde le lien avec le passé, on continue ensemble. Peu importe ce que l’on dit ou ce que l’on fait, on est toujours là.
On a parlé, il m’a montré ses suspensions, je n’ai rien compris mais j’ai bien aimé sa façon d’expliquer et son enthousiasme. Les gens sont beaux quand ils font ce qu’ils aiment. Je n’ai pas vu filer le temps et, lorsque j’ai regardé l’heure, il devenait urgent de rentrer. Il me restait à peine une demi-heure avant d’aller frapper chez mon charmant voisin. Après ma calamiteuse prestation de la veille, j’étais résolue à l’éblouir.
Je me suis plantée devant ma penderie et tout y est passé. J’ai même hésité à remettre la robe que j’avais achetée pour le mariage de Manon. Quelle image donner ? Simple et accessible ? Trop facile. Sophistiquée et, inaccessible ? N’importe quoi. À moins dix, il y en avait partout dans la chambre et le salon. J’ai opté pour un pantalon en lin et un joli chemisier brodé que je ne mets jamais parce qu’il ne se nettoie qu’à sec. À moins deux, j’étais devant le miroir de la salle de bains à retoucher ma coiffure. Mèche détachée ? Barrette ? Pendant ce temps-là, les chats, eux, n’hésitent pas. Ils font des chatons dans tous les buissons.
À 19 heures pile, je toque à sa porte. J’attends, à l’affût du moindre bruit. Rien. 19 h 01, je frappe à nouveau, plus fort. J’attends. Toujours rien. Il n’est pas là. Pire, il n’a pas trouvé le mot. Encore pire, il l’a trouvé mais il s’en fiche parce qu’il est parti coucher avec Géraldine. Au bout de quatre minutes, je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Mon plan pour le revoir a échoué. Je redescends vers le deuxième et, au moment où je vais ouvrir ma porte, une voix m’interpelle.
— Mademoiselle Tournelle !
Il monte les escaliers quatre à quatre. Il arrive sur mon palier.
— Je me doutais que vous seriez à l’heure. J’ai fait aussi vite que possible. Vous n’avez pas trouvé mon petit mot, glissé sous votre porte ?
À cette seconde, si j’avais été en train de passer un électrocardiogramme, il y aurait eu un grand trait en travers de l’écran.
— Non, je suis désolée. Je viens juste de rentrer.
Il tient son courrier à la main. Je vais rougir. Il ne faut pas, mais je vais rougir.
— C’est gentil pour votre boîte, dit-il, mais ce n’est pas la peine.
— J’y tiens.
— Alors j’accepte. On ne contrarie pas une jolie demoiselle.
Je vais rougir et clignoter.
— Vous savez, ajoute-t-il, on aurait dû échanger nos numéros de portable. On n’aurait pas été obligés de s’écrire, comme ça.
Je rougis, je vais clignoter et un de mes bras va se décrocher. J’éclate d’un rire cristallin, comme les gourdes qui n’ont pas compris la question ou qui ne veulent pas répondre.
— C’est vrai, dis-je. Mais vous devriez d’abord m’appeler Julie.
— Avec joie. Et moi, mes proches ont l’habitude de m’appeler Ric.
Il me tend la main :
— Enchanté, Julie.
Je lui tends ma main bandée.
— Très heureuse, Ric.
Il me prend délicatement les doigts. C’est merveilleux. On est là, tous les deux dans l’escalier, et on se rencontre enfin comme je l’avais voulu. On est devant ma porte. En pareille circonstance, théoriquement, je devrais l’inviter à boire un verre pour lui donner ma clé, mais mon appart est rempli de fringues étalées partout. Je crois même que ma culotte est sur l’évier. Il ne doit entrer sous aucun prétexte. S’il essaie, je vais être obligée de lui crever les yeux avec mes pouces. Il a l’air d’attendre. C’est un cauchemar. Qu’est-ce que je pourrais demander de bien stupide à Dieu pour me sortir de là ? Une secousse sismique serait idéale. Magnitude 3, s’il vous plaît. Pas trop forte mais bien flippante. Ric me prendrait dans ses bras, il m’emporterait hors de l’immeuble et, de là, il n’aurait aucune chance de voir ma culotte. On aiderait les gens en évitant les pots de fleurs qui tomberaient des fenêtres avec les vélos et les chiens. Ce serait bien.
Il n’y a pas eu de secousse. Et ce n’est pas Ric qui m’a sauvée, mais M. Poligny, le retraité du syndic, qui est arrivé en portant un paquet énorme. Avec une énergie suspecte, je me suis écriée :
— Laissez-moi vous aider ! Ça a l’air très lourd.
Ric s’est naturellement emparé du colis et nous sommes tous montés à l’étage du dessus. M. Poligny est rentré chez lui et, par un coup magistral, nous nous retrouvons désormais devant la porte de Ric. Je sors la clé de boîte de ma poche :
— Alors voilà… N’oubliez pas de changer l’étiquette, sinon je serai obligée de vous déranger tous les jours pour prendre mon courrier.
— Ce ne serait pas un problème.
Dites-moi franchement, je suis en train de clignoter là, non ? Je rigole encore. Quelle rigolarde, cette Julie. Il reprend :
— Je ne vous invite pas à prendre un verre parce que j’ai du travail. Mais on s’organisera ça un de ces jours, après le travail, vous voulez bien ?
« Et comment mon Ricou ! »
— Avec plaisir. Et vous travaillez dans quoi ? Si ce n’est pas indiscret…
— L’informatique. Je répare des unités déprogrammées, ce genre de choses. Et vous ?
— Dans une banque. Mais ce ne sont pas mes lingots que je compte. Je suis à l’agence du Crédit Commercial du Centre.
— Vraiment ? J’ai hésité à y ouvrir un compte. Puisque je viens d’arriver, je fais aussi le tour des banques. Ce serait drôle…
Réfléchis vite, Julie. S’il ouvre un compte, tu le verras souvent, tu sauras tout ce qu’il fait en surveillant ses opérations et, en plus, tu pourras te vanter d’avoir apporté un client. Réfléchis bien, Julie, de toutes ces raisons, une seule est honnête. Toutes les autres sont révoltantes.
— Si vous voulez, je vous donnerai des documents. Vous pourrez choisir.
Il approuve d’un mouvement de tête et dit :
— Je dois vous laisser. À une prochaine fois.
On va encore se séparer. On ne se connaît pas assez pour s’embrasser. On se connaît trop pour se serrer la main. Alors on reste comme deux manchots.
Une fois chez moi, je me suis rendu compte que l’on n’avait pas échangé nos numéros de portable. Malédiction ! Ce n’est pas grave. J’ai trouvé une idée imparable pour le revoir dès le lendemain.